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société, ce n’est pas le culte de la science, c’est celui des traditions. Depuis des siècles, les habitans du Céleste Empire se transmettent avec la vie les mêmes idées et le même flambeau. Il devait en être ainsi sous un gouvernement qui cherchait son point d’appui dans la constitution de la famille, et qui prenait pour base du pouvoir souverain l’autorité paternelle. « En Chine, nous répétaient souvent les missionnaires que nous interrogions, le père est aux yeux de ses enfans comme un dieu domestique. Non-seulement on obéit avec ponctualité à ses ordres, mais on vénère jusqu’à ses caprices. » Ces habitudes de soumission précoce ne font point des générations révolutionnaires ; aussi les Chinois ont-ils joui des bienfaits de la paix avec plus de constance qu’aucun autre peuple. À défaut du sentiment religieux, le respect filial, élevé à la hauteur d’une institution politique, est devenu le lien de cette immense monarchie. Pour recueillir des sujets paisibles, le gouvernement chinois a voulu donner à chaque père de famille des enfans dociles et respectueux. À l’élan de la nature il a substitué ce qu’on pourrait appeler un sentiment légal. L’accomplissement du plus saint, mais aussi du plus doux des devoirs, s’est trouvé placé par les législateurs du Céleste Empire sous la surveillance de la police. Ceci n’est point une exagération : de hauts fonctionnaires ont été dégradés pour un deuil négligent, et chaque jour vous verriez, si vous fréquentiez les prétoires, des jeunes gens qu’un père offensé vient traduire devant le magistrat du district. Cette vénération dont le chef de l’état a pris soin d’entourer le chef de la famille, il a voulu qu’elle le suivît jusque dans la tombe. Les rites des funérailles étaient fixés par le Tcheou-li[1] plusieurs siècles avant Confucius ; le bouddhisme n’a fait qu’y joindre ses pratiques superstitieuses. Les Chinois n’ont point, on le sait, l’habitude de creuser très profondément les idées qu’ils acceptent, et les cérémonies funèbres dont les Européens sont journellement témoins à Canton ne sont qu’un mélange incohérent de superstitions incomprises qui se sont accommodées complaisamment aux anciennes coutumes de l’empire.

De nos jours, dès qu’un Chinois est sur le point d’expirer, on lui met dans la bouche une pièce d’argent, et on s’empresse de lui boucher le nez et les oreilles. À peine est-il mort, qu’un trou pratiqué au toit ouvre une issue aux ames, car, s’il faut en croire les bonzes, chaque homme en a trois, qui viennent de se séparer de leur enveloppe terrestre. Le fils aîné se rend à la source la plus proche, y puise de l’eau, qu’au prix de maint lingot de papier il achète de je ne sais quel génie infernal, — eau sacrée qui doit seule laver le corps et la figure du défunt. Les bonzes cependant ont eu le temps d’accourir avec leurs

  1. Livre de rites de la dynastie des Tcheou.