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trouver à cette question une réponse satisfaisante. Le canal cependant se rétrécissait peu à peu ; ce large cours d’eau sur lequel vingt barques comme la nôtre auraient pu passer de front allait bientôt se transformer en fossé. Notre perplexité augmenta quand nous vîmes un village se dessiner devant nous et des maisons s’élever en travers de notre route. Encore quelques coups d’aviron, et nos doutes cessèrent il n’y avait plus de canal. Notre barque s’était engagée dans une impasse, et si nous devions arriver à des lacs, ce n’était point par cette voie que nous y pouvions parvenir. Nos bateliers avaient sauté à terre, nous laissant dans ce détroit sans issue ; nous rappelâmes ces serviteurs discourtois et entrâmes en explications. « Vous êtes arrivés, » disaient-ils. Mais où donc étaient les lacs, les temples qui nous étaient promis ? Où étaient les points de vue dont on nous avait parlé, les bonzes qui devaient nous recevoir ? « Misérables ! vous avez abusé de notre confiance, vous vous êtes joués de notre sommeil ! Nous devrions vous livrer au tché-s-hien !… Avisons plutôt à un prompt remède. Que faut-il faire pour rentrer dans le droit sentier ? Par quel circuit peut-on retrouver le chemin des lacs ? — Il faut d’abord retourner à Ning-po. — Ah ! perfides, voilà donc où devait aboutir votre outrecuidance ! » Ici les avis se partagèrent : quelques-uns d’entre nous voulaient bien retourner à Ning-po, mais pour y rester ; d’autres étaient décidés à pousser jusqu’au bout l’entreprise et avaient dans leur ferveur adopté la devise des soldats de marine anglais : Per mare, per terram. Il faut qu’on sache que dans tous les villages chinois les voyageurs peuvent requérir, moyennant salaire, des chaises et des porteurs, comme on requiert chez les maîtres de poste européens des chevaux et une voiture. Il y a des limites cependant à l’exercice de ce droit : tel village entretient deux ou trois chaises, tel autre ne doit en fournir qu’une. On avait proposé de prendre des chaises qui nous feraient franchir en moins de deux heures la montagne, si escarpée qu’elle pût être : derrière cet obstacle se cachaient, disait-on, les lacs et les temples que nous poursuivions ; mais nous étions cinq, et le maire du village, le ti-pao, n’avait que deux chaises à nous offrir. Il fallut donc renoncer à ce beau projet. En ce moment, une épouvantable averse vint fondre sur notre troupe infortunée et mit un terme à nos indécisions. Il fut arrêté d’un commun accord que, puisque le ciel conspirait aussi contre nous, nous retournerions à Ning-po, pour reprendre dès le lendemain le chemin de la Bayonnaise. Puisque c’était ainsi que devait se terminer notre voyage, — o lame and impotent conclusion ! — nous avions du temps devant nous : la brise nous ramènerait facilement à Ning-po avant le coucher du soleil, et nous pouvions parcourir le village qui avait arrêté notre essor.

Pendant les trois années que nous avons passées sur les côtes du