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de nuages, que pas un rayon ne tombait d’en haut pour éclairer notre route. Il fallait nous laisser conduire en aveugles sur le fleuve comme sur la terre ferme. Nous étions entrés dans des barques disposées à l’avance par les soins des bons lazaristes ; nous les avions quittées pour remonter dans nos chaises, tout cela au gré de nos coulis et sans que nous eussions songé à leur adresser la moindre observation. Nous sentions bien qu’on nous emportait à travers des ruelles sinueuses, aux murs desquelles se heurtaient parfois nos palanquins ; mais, en dépit des lanternes suspendues aux brancards de chaque chaise, nous ne pouvions distinguer aucun des objets que nous laissions rapidement derrière nous.

Tout à coup une lueur bleuâtre perce l’obscurité, les reflets d’un incendie semblent enflammer tout un coin du ciel. Nous touchons au terme de notre course. La chaise de M. Forth-Rouen nous a devancés, et une explosion de fusées, de soleils fixes et de soleils tournans vient de saluer l’entrée du ministre de France dans la cour de la chapelle catholique. La plupart d’entre nous arrivèrent trop tard pour jouir dut spectacle de ce feu d’artifice ; mais il nous restait le coup d’œil vraiment oriental d’une large façade sur laquelle d’innombrables lanternes versaient, au milieu de cette nuit sombre et pluvieuse, le magique éclat de bougies de diverses couleurs. Nous trouvâmes sous le péristyle de la chapelle Mgr Lavaissière entouré des lazaristes dont se composait en ce moment la mission du Che-kiang : le père Huc, revenu avec nous de Shang-hai à Ning-po ; le père Danicourt, missionnaire intrépide, qui, lorsque le choléra décimait à Chou-san les régimens irlandais, avait su conquérir l’estime et l’affection de l’armée anglaise ; le père Fan, prêtre chinois, qui avait visité la France et que nous avions souvent entendu citer avec le père Li comme une des lumières du clergé indigène. Ces hôtes trop bienveillans avaient voulu évacuer leur demeure pour nous y laisser plus à l’aise. Les appartemens qui nous étaient destinés étaient tous décorés par le zèle des chrétiens chinois de mille offrandes volontaires. C’étaient de longs rouleaux de papier appendus aux murs, des meubles incrustés, des coussins d’écarlate qu’une aiguille patiente avait chargés de broderies en soie bleue, des fauteuils et des tables, des vases de porcelaine, des lanternes surtout, au centre desquelles, fichées sur une pointe de fer, d’énormes bougies de cire et de suif végétal consumaient lentement un lumignon fumeux. Tout ce luxe d’emprunt devait disparaître avec nous. Les missionnaires ne l’avaient jamais connu pour eux-mêmes. Ce n’est point seulement par le martyre que les prêtres des missions sont appelés à confesser leur foi ; il est d’autres épreuves que le zèle évangélique leur apprend à supporter, et qui lasseraient aisément des convictions moins profondes. Je ne voudrais point affirmer que tous les