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La force brutale est le dernier argument des Chinois : conséquence naturelle d’une législation qui m’admet point d’excuse pour l’homicide involontaire, et qui ne se montre implacable qu’envers les actes de violence !

Nous vîmes enfin le terme de cette forêt mouvante à travers laquelle nous tracions depuis deux heures un si cruel sillon ; mais pas un souffle de brise n’agitait l’air en ce moment, et la marée n’avait déjà plus le pouvoir de nous entraîner. Les mandarins de Chin-haë nous vinrent gracieusement en aide. À leur voix, une cinquantaine de petites barques débordèrent du quai, et roulant, comme des poussahs, sous l’impulsion de leur longue godille, vinrent s’atteler sur deux files à la remorque de la corvette. Trois officiers subalternes au bouton de cristal animaient, en véritables élèves de corvée, les efforts de cette escadrille. Aussi, grace à leur zèle, grace surtout aux vigoureux rameurs qui mataient nos propres embarcations, une heure environ après le coucher du soleil, l’ancre de la Mayonnaise tombait à moins d’une encâblure de la rive gauche du fleuve, en face de la ville de Chin-haë. Ce n’était point toutefois à la hauteur de Chin-haë que nous comptions nous arrêter : nous avions formé le projet de remonter le Yung-kiang jusqu’à Ning-po, et deux marées devaient, suivant nos calculs, nous faire franchir les treize milles qui nous séparaient encore de cette grande ville, à laquelle l’occupation momentanée des Anglais n’avait rien fait perdre, disait-on, de sa physionomie primitive. Le succès de notre tentative était cependant des plus douteux. Pour diminuer les chances contraires que nous offraient un chenal peu profond et une rivière étroite, il eût fallu réduire notre tirant d’eau ; mais c’eût été accepter des délais auxquels notre impatience ne pouvait consentir. Nous nous fiâmes à notre heureuse étoile, et, dès que le jour parut, nous fîmes voiles vers Ning-po. Une légère brise de nord-est enflait nos huniers, et ridait à la fois les eaux jaunes du fleuve et la verdure naissante des rizières. On voyait le Yung-kiang, encaissé près de son embouchure entre des coteaux granitiques, serpenter, non loin de Chin-haë, au centre d’une vaste plaine bornée à l’horizon par un demi-cercle de collines noirâtres. L’azur à demi voilé du ciel prêtait un nouveau charme aux beautés un peu mélancoliques de ce paysage. Pendant près d’une heure, notre navigation fut facile : guidés par nos canots, nous suivions avec soin le milieu du chenal ou la rive que le courant avait le plus profondément creusée ; mais, après avoir dépassé le premier coude du Yung-kiang, nous cherchâmes en vain d’une rive à l’autre les dix-sept pieds d’eau dont nous avions besoin pour flotter. Labourant le fond avec sa quille, complètement insensible à l’action de son gouvernail, la Bayonnaise se traînait péniblement vers le haut du fleuve. Un remous de courant nous saisit dans cette position et nous jeta sur la rive