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moins un bienfait pour le commerce maritime de Ning-po, qui dut à ces singuliers spéculateurs une sécurité qu’il eût en vain demandée aux flottes de l’empereur Tao-kouang.

Le convoi de jonques qui était rassemblé devant Chin-haë quand nous vînmes mouiller dans la Ta-hea, n’attendait qu’un vent favorable pour sortir du port. Affourchées sur deux ancres, ces jonques occupaient toute la largeur du fleuve ; on n’eût point trouvé dans ce front de bataille un interstice à travers lequel pût se glisser la Bayonnaise. Nous eûmes d’abord recours aux négociations pour obtenir qu’on nous livrât passage : tous nos efforts vinrent échouer contre l’apathique fatalisme des marins auxquels nous avions affaire ; mais lorsqu’à trois heures du soir la Bayonnaise, soulevant son ancre, se laissa emporter par un courant rapide vers cette flotte opiniâtre, lorsque les premières jonques que nous abordâmes commencèrent à sentir le contact de nos côtes de fer, la scène changea soudain. Toute cette forêt, jusque-là impassible, sembla s’animer comme par enchantement. On n’entendit plus de tous côtés que les cris aigus des Chinois mêlés aux jurons de nos matelots, que le grincement des cabestans et le craquement des bordages. Ce ne fut point sans peine que nous franchîmes le premier rang des jonques : vingt lignes non moins compactes s’étendaient encore entre nous et le mouillage de Chin-haë. C’était une rude et brutale besogne que celle qu’il nous fallait accomplir. Chaque fois que la corvette, s’enfonçant comme un coin au milieu de la flotte chinoise, avait réussi à percer une nouvelle phalange, plus d’une poupe veuve de ses lanternes aux écailles transparentes, plus d’un mât dépouillé de ses étendards qui flottaient en lambeaux au bout de nos vergues, indiquaient encore le chemin qu’avaient suivi les barbares. Tous ces dégâts pourtant étaient bien moins sérieux qu’on eût pu le croire. Il y avait là plus de fracas que de dommage réel. Les Chinois maltraités acceptaient avec une sombre résignation ces inévitables coups du sort, et, quant à nos matelots, je dois confesser à regret qu’ils semblaient n’avoir jamais rencontré de distraction plus agréable.

Nous gagnions cependant du terrain, et l’agitation croissait sur notre passage. Autour des navires menacés par la corvette rôdaient de nombreux bateaux que montaient les marins des autres jonques. Au premier choc, c’était le plus souvent quelque faisceau de bambou suspendu le long du navire abordé qui tombait en s’éparpillant dans le fleuve. Alors, — touchant témoignage de la sympathie que s’accordent en pareille occurrence les marins chinois ! — les bateaux qui nous entouraient fondaient avec avidité sur ces misérables épaves, et Dieu sait quels cris, quelles affreuses imprécations excitait de la part des propriétaires cette conduite déloyale ! Tout se passait cependant sans voies de fait : on s’injuriait, on se pillait effrontément ; on ne se battait pas.