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voiles dans la Ta-hea, après avoir évité heureusement les récifs de la Némésis et la roche du Sésostris : déjà nous apercevions les murs de Chin-haë et les jonques dont les rangs pressés semblaient barrer la rivière, quand la Bayonnaise, serrant de trop près la côte, s’arrêta doucement sur la vase. Jamais lit plus moelleux n’avait été préparé pour un échouage. Il nous fallut néanmoins attendre la marée montante pour sortir de ce mauvais pas. Pendant ce temps, nous avions reconnu avec soin la limite des bancs qui entourent la côte, et lorsqu’à midi la mer en se gonflant vint nous remettre à flot, nous pûmes enfiler sans hésitation le milieu du chenal. Deux heures après avoir quitté le mouillage de Kin-tang, la Bayonnaise jetait l’ancre sous la citadelle de Chin-haé, à quelques encâblures d’une flottille chinoise presque aussi nombreuse que celle que nous avions laissée à Shang-hai.

On prétend que des jonques ont visité jadis les côtes du Kamschatka et les bords de l’Océan Indien ; mais depuis plusieurs siècles les nefs du Céleste Empire ont cessé de s’aventurer au-delà des îles du Japon et du détroit de la Sonde. Les longues traversées effraient ces navigateurs, qui n’ont aucun moyen de mesurer le chemin qu’ils parcourent ou de déterminer la position de leur navire par l’observation des corps célestes. La boussole, dont les marins chinois furent, dit-on, les premiers inventeurs, cette aiguille merveilleuse qui montre le sud[1], leur est d’un faible secours quand un orage ou le vent contraire les a détournés de leur route. C’est alors que la science du ho-chang[2] se trouble et se déconcerte, que le to-kung[3] commande vingt manœuvres à la fois, que les matelots, sourds à son appel, vont offrir de nouveaux bâtonnets à la reine du ciel[4] ou jettent à la mer du papier enflammé, des poules même, s’ils en ont encore. La plupart des jonques qui approvisionnaient autrefois des produits de la Malaisie les marchés de Canton et d’Amoy ont dû se retirer devant la concurrence des bâtimens européens, et ont renoncé aux voyages de Singapore, de Manille ou de Batavia ; mais il reste aux navires chinois un immense commerce, le commerce de cabotage, que la navigation étrangère n’est point admise à leur disputer. La crainte des pirates rassemble d’ordinaire ces barques timides en nombreux convois. Ne perdant jamais la terre de vue, suivant tous les détours de la côte,

  1. Ting-nan-tchin, aiguille qui montre le sud : tel est le nom que les Chinois ont donné à la boussole.
  2. Le pilote.
  3. Le timonier.
  4. Tian-haou : — tel est le nom d’une vierge qui vivait, il y a quelques siècles, dans le Fo-kien, et que la superstition a divinisée. Chaque navire chinois possède une statuette de cette déité païenne, toujours entourée de hideux satellites. Devant elle brûle une lampe constamment allumée.