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une grande partie de chasse dans les marais Pontins, où le gibier est très abondant, et ils proposèrent à Tancredi de les accompagner. Antonia consentit non sans peine à laisser partir son mari. Depuis un an qu’ils étaient mariés, c’était la première fois que les deux époux se séparaient. Ce sacrifice coûtait beaucoup à l’amoureuse Antonia ; mais elle voulut montrer qu’elle avait aussi de la complaisance. Elle embrassa son Tancredi comme s’il se fût embarqué pour les Grandes-Indes. La chasse ne devait durer que deux jours. Le troisième jour, vers midi, une chaise de poste roula en effet dans la rue des Condotti, et du haut d’un balcon Antonia, aux aguets dès le matin, vit arriver de loin les chasseurs. Tout à coup, elle fit le signe de la croix en s’écriant : — Dieu bon ! il n’est pas parmi eux ! Les malheureux me l’auront blessé, tué peut-être !

Elle courut, éperdue de crainte, au-devant de la voiture.

— Ne vous effrayez point, lui dit un des jeunes gens ; nous n’avons aucun accident d’arme à feu à déplorer. Tancredi s’est couché hier bien portant, après un bon souper ; ce matin nous l’avons trouvé pris d’un accès de fièvre, et, malgré nos prières, il n’a pas voulu quitter le lit. Vous ferez bien de l’aller chercher à Bocca-di-Fiume. La saison de la malaria est passée ; mais les journées sont encore chaudes, et il n’est pas prudent de dormir dans les paludi.

Antonia prit une voiture de louage et partit sans retard pour les marais Pontins. Dans une méchante osteria de village, elle trouva le pauvre Tancredi en proie au délire, le visage décomposé, les dents serrées, offrant tous les symptômes de l’empoisonnement par la respiration. Il était seul et sans secours, car les gens de la maison n’osaient approcher de lui. Maître Nicolò, qui avait quitté Rome une heure après sa fille, amena un médecin à Bocca-di-Fiume. Aussitôt que le docteur aperçut le facies du malade, il recula jusqu’au seuil de la porte, et, mettant sous son nez un flacon de vinaigre : — Pourquoi m’avoir conduit ici ? dit-il en colère. Ne voyez-vous pas que le mal de cet homme est contagieux ? Le soigne qui voudra, je ne me soucie point de gagner la peste paludine. Et vous autres, ne vous avisez point de passer la nuit dans ce village, si vous tenez à votre peau. Adieu, je m’en vais.

Sans regarder derrière lui, le docteur remonta en carrosse et repartit pour Rome. Il se trompait : la fièvre des marais n’est qu’une épidémie et non un mal contagieux ; mais il avait raison d’engager Antonia et son père à ne point demeurer dans un air empesté. Le soir venu, Nicolò supplia sa fille de l’accompagner à Villetri. Elle n’y voulut jamais consentir : — Si la volonté de la Providence, dit-elle, est de séparer ce qu’elle a uni, je suivrai mon Tancredi jusqu’au bord de sa tombe, et s’il m’y entraîne avec lui, je me réjouirai d’y descendre. Allez à Velletri, car vous n’avez pas à remplir ici les devoirs d’une femme.