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au milieu des hommes en leur inspirant un sentiment mêlé d’étonnement et d’épouvante ; n’être aimé qu’en étant redouté., être considéré par tous comme un splendide accident dont la loi est inconnue, quelle triste et lamentable destinée ! Ce fut celle de Marguerite Fuller, marquise d’Ossoli, prophétesse, sibylle, reine sans royaume, partout à la recherche de sujets à réunir sous son sceptre, de néophytes à convertir à sa pensée, d’esclaves à affranchir. Femme d’une intelligence peu commune et d’un esprit entièrement fourvoyé, elle est la représentation la plus pure des qualités et des erreurs des femmes célèbres de notre époque ; d’une candeur réelle malgré tout son orgueil, d’une conduite sans tache, ses erreurs et ses vertus sont toujours restées chez elle à l’état métaphysique, et c’est pourquoi elle a mérité, en dépit de son étrangeté, que ceux qui ne partagent pas l’enthousiasme de ses amis, et pour qui elle n’est ni une déesse ni une prophétesse, ne parlent d’elle qu’avec réserve, justice et sympathie.

De toutes les femmes célèbres du XIXe siècle (nous laissons à part Mme de Staël, dont la justesse et la netteté d’esprit ne peuvent s’accommoder d’un tel voisinage, et qu’on a, selon moi, le tort de nommer trop souvent à côté de tel on tel autre écrivain de son sexe), Marguerite Fuller est certainement la plus individuelle, la moins abandonnée en un mot, celle qui a en elle le plus de résistance et de caractère. Orgueilleuse et dominatrice, jamais elle n’abdique sa raison ni sa volonté ; elle n’a pas la nature passive, obéissante, presque humble de Bettina, ce caractère d’enfant qui ne demande qu’à être subjugué ; elle n’a pas les irrésistibles et équivoques entraînemens de George Sand, rien de cette force non-voulue semblable à celle du fleuve grossi par les orages ; elle n’a pas le courage effroyable de lady Stanhope, qui la fait se précipiter dans les abîmes pour savoir ce qu’il y a au fond, ni la modestie relative de Rahel de Varnhagen, heureuse d’exercer son influence sur un cercle d’amis choisis, contente d’être avec eux sur le pied de l’égalité et de leur exprimer librement ses pensées. Elle, au contraire, n’a qu’une pensée : dominer ; qu’une ambition : régner. Un désir de pouvoir mal déterminé et toujours enveloppé dans des vapeurs d’idéalisme perce en toutes ses paroles ; donnez à sa vie un but précis, retirez-la de ses études germaniques ; au lieu de ce monde de métaphysiciens et de poètes dans lequel elle a vécu, jetez-la dans un monde politique et tout d’action, et vous aurez aussitôt un chef de parti, un leader, à la façon de Mme Roland, par exemple. Donnez-lui une éducation catholique, strictement religieuse, et vous la verrez se soumettre aux plus terribles expériences, fonder ou réformer des ordres monastiques, et, toujours dominatrice, employer sa puissance de volonté à diriger le mystique troupeau des aines tourmentées et qui ont cherché le repos au fond des cloîtres. Au lieu de cette éducation littéraire