Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/444

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cinq heures de France, une immense table se trouva servie dans le grand salon de cette trattoria champêtre. Pas un des convives ne manqua au rendez-vous. Celui qui avait reçu le présent le plus considérable fut proclamé président, et occupa la place d’honneur. On mangea beaucoup ; on but du vin d’Orvieto, mais modérément, et la bouteille n’ajouta rien de factice à la gaieté cordiale du repas ; on fit un brindisi à la santé de tous les cornutelli du globe terrestre, et les cris joyeux s’entendirent à un mille de distance. Quelques chansons de circonstance assaisonnèrent le dessert ; puis on quitta la table pour allumer les cigares.

Dans le salon public de l’auberge, un jeune homme d’une figure charmante payait la carte de son dîner. La bande éveillée des gais cornutelli vint former un demi-cercle devant lui. — Eh ! s’écria le président, c’est le cher comte Emilio ! Par quel hasard dînez-vous aujourd’hui chez le traiteur sans votre femme ? Est-ce qu’il y aurait de la brouille dans le ménage ?

— Non, répondit le seigneur Emilio. Ma femme est à Frascati, dans sa famille.

— Un jour comme celui-ci ! reprit le président, quelle imprudence ! Prenez garde à vous : l’année qui vient, vous dînerez à notre table.

— A la garde de Dieu et de ma femme ! répondit le jeune homme en riant.

— Ce que nous en disons, reprit le président, n’est que pour badiner : il n’y a point de mari plus heureux ni plus en sûreté que vous, cher Emilio, puisque vous possédez en une seule personne femme et maîtresse. Messieurs, rendons hommage au bonheur exemplaire de notre ami, à la vertu de la belle Antonia et à la fidélité des deux époux.

— Salut au couple trois fois heureux ! s’écrièrent les convives ; honneur au bon mari, à la femme fidèle ! Vivent les époux amans !

Dans un coin de la salle, on entendit un ricanement bizarre.

— Oh ! dit le président, voici un jettatore ! gare au maléfice I Tournons vers lui nos talismans.

À l’instant, toutes les cornes se dirigèrent vers le personnage suspect. C’était un de ces hommes chétifs, ridés, râpés, usés par le climat, vêtus de noir et portant lunettes, dont le regard est fatal dans le midi. Son nez avait absorbé tout l’embonpoint de son visage. Il tenait entre ses doigts maigres une tabatière dont le couvercle produisait en tournant des grincemens moins aigus que sa voix de fausset.

— Que vient faire ici ce croque-mort ? dit un jeune mari. À la porte le jeteur de sorts !

— A la porte ! répéta le chœur des gais convives.

Le petit homme s’approcha en saluant jusqu’à terre avec une humilité pleine d’ironie.