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Romains tous les peuples d’Occident, du Danube à l’Èbre et du Rhin à la Seine. Tacite dit que le peuple regretta Néron. Cela prouve que, pour le temps, la bonté de l’institution l’emportait même sur les crimes de l’homme. Et cependant l’historien ne songe pas aux conséquences de cet aveu qui lui échappe, et il continue sa guerre sourde, même contre Vespasien, un des plus grands hommes de l’empire. Il faut, en toute cette matière, redresser les préjugés d’école ou les malices de salon, et surtout en préserver les maîtres futurs de la jeunesse. »

M. de Narbonne aimait Montesquieu, que personne n’avait mieux lu, et il avait un grand goût pour le génie de Tacite. « Ah ! sire, dit-il, que l’empereur ne m’oblige pas de répéter plus faiblement ce plaidoyer pour Tacite qu’a fait devant vous M. Wieland, et dont l’Allemagne ne s’est que trop entretenue. Votre majesté crut alors qu’il y avait dans cette défense une représaille de vaincus ; mais ce ne sont pas les vaincus seulement, c’est la conscience du genre humain qui est du parti de Tacite contre les Césars de Rome. L’histoire n’a pu les calomnier, et nul grand homme n’est intéressé à diminuer l’horreur qu’en a donnée l’histoire. »

« Il n’importe, reprit l’empereur plus doucement ; Tacite et ses imitateurs modernes, les gens qui, sous l’apathique Louis XV, avaient peur de Tibère, ne sont pas de bons guides en histoire. Point de cette imagination chagrine et conjecturale, en parlant à la jeunesse. Montrez-lui la grandeur simple et vraie ; faites-lui lire les Commentaires de César. J’aurais mieux aimé à l’École normale et devant vous quelque analyse bien sentie des beaux récits que fait César de ses campagnes et de ses négociations. Vous me direz qu’il ne s’agit pas de former des conquérans, d’accord ; puis cela ne s’apprend guère dans les livres. On est né César, on ne le devient pas ; mais ce qui s’apprend, ou du moins se fortifie, c’est le sens droit pour juger un peu les choses humaines, comprendre l’œuvre du génie, reconnaître à temps César, au lieu de déclamer contre lui. C’est à cela, parmi bien des choses, que sert l’étude ; elle vous donne la raison de l’instinct des masses, et vous fait distinguer de loin les hommes venus pour commander aux autres ; et c’est ce que n’enseignent pas du tout ni le rhéteur Eucrate croyant mesurer Sylla, ni le rhéteur Thomas faisant sur la tombe de Marc-Aurèle un pamphlet contre les lettres de cachet et le parlement Maupeou de Louis XV. »

M. de Narbonne honorait le nom de Thomas, qu’il avait beaucoup connu dans les salons de Mme Necker, et qu’il avait trouvé parmi les gens de lettres du temps plus scrupuleux, plus savant et plus réellement citoyen qu’on ne l’était alors ; puis il tenait encore du fond du cœur à ces belles espérances, à ces promesses légales de 1789, et au travail philosophique qui les avait précédées. Il concevait que la liberté