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défaut les gens qui pensent, et cependant il les aime assez, ou du moins il ne peut s’en passer. Il veut, et il me l’a dit vingt fois, que son règne soit signalé par de grands travaux d’esprit, de grands ouvrages littéraires. Être loué comme inspirateur de la science et des arts, être le chef éclatant d’une époque glorieuse pour l’esprit humain, c’est l’idée qui le flatte le plus, c’est ce qu’il a cherché par ses prix décennaux ; et il s’impatiente de la lenteur des grands talens à paraître, quand il les demande. N’ayant pas d’abord réussi par en haut, il reprend de plus bas, à la racine de l’édifice, et il veut que de fortes études saisissent de bonne heure la jeunesse et suscitent les talens supérieurs, en élevant le niveau général ; il a compté pour cela sur l’École normale et sur l’enseignement des lycées régénéré par une laborieuse milice de jeunes maîtres ; il y veut des études fortement classiques, l’antiquité et le siècle de Louis XIV ; puis quelques élémens de sciences mathématiques et plus tard la haute géométrie., qui est, dit-il, le sublime abstrait, comme la grande poésie, la grande éloquence est le sublime sensible. Seulement, il entend que tout cela soit d’accord avec le pouvoir concentré de l’empire, et, comme il le dit, que la pensée agrandie par son règne tourne dans son orbite. Aussi, mon cher, le choix de vos lectures déplaît, et je n’ai pas fait ma cour en ne vous grondant pas. »

Mon étonnement redoubla, non pas d’être blâmé, mais d’être aperçu dans ce mouvement du monde. Bientôt j’appris que rien même d’imperceptible n’échappait à ce coup d’œil d’aigle, et ne devait dévier du cercle magique de ses regards. M. de Narbonne avait été d’abord interrogé, pressé, redressé sur sa visite. « Eh bien ! lui avait dit l’empereur à la première vue, vous êtes donc allé hier au Lycée impérial, visiter mon École normale, et pour entendre quelles choses ? Deux déclamations, l’une contre Sylla, l’autre sur Marc-Aurèle. Franchement, je vous croyais bien au-dessus des illusions de l’Athénée, et de l’idéologie du professeur Garat, qui, Dieu merci, ne fait plus de leçons publiques, et ne vote plus contre moi qu’au scrutin secret du sénat. Je ne suis pas fâché cependant que vous me fassiez songer à mon École normale. Parlons-en : j’y tiens beaucoup ; c’est ma création, une création nécessaire. Qu’y a-t-il en France aujourd’hui pour l’avenir des lettres et l’honneur de l’esprit humain ? Quelques talens qui vieillissent sans successeurs. Plus de loisirs et plus de solitude ; plus de corporations riches, paisibles, où on travaille à la grande littérature, soit par besoin de distraction, soit par piété ; un clergé pauvre et militant, qui sera tel encore pendant bien des années, et qui, quand il deviendra autre, exigera d’autant plus un contre-poids de science séculière. Regardez-moi plutôt : j’ai relevé l’église, et elle m’a consacré ; et cependant que de querelles entre nous ! quelles difficultés avec Romel Mais,