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d’elle ; puis, au bout de vingt ans, sans aucun motif qui justifie ce brusque retour, sans plus de raisons que n’en avait eu son départ, le voici qui rentre au gîte. Que faut-il en penser ? Comment interpréter ces deux résolutions contradictoires et cette persistance de ce qui, dans le principe, ne devait être qu’un pur et simple caprice ? Voilà les questions que notre rêveur se pose, et on imaginerait difficilement combien ce champ si étroit s’élargit devant sa pensée inquiète. Ce Wakefield, quelle espèce d’homme pouvait-il être ? comment aimait-il sa femme ? Où puisa-t-il l’obstination qui éclate dans sa conduite ? Était-ce routine, fausse honte, pure indolence ? La réponse à ces questions est le portrait de ce brave homme, portrait idéal, hypothétique, mais excellent. Wakefield est arrivé au méridien de la vie. Sa tendresse conjugale, qui n’avait jamais été bien vive, s’est attiédie par l’habitude. Il a été, il sera fidèle à sa femme : ainsi le veut sa nature éminemment paisible. Il a une disposition d’esprit tout intellectuelle, mais sans aucune activité, livrée à des rêveries sans but et qui rarement se fatiguent à chercher une expression quelconque. Il n’a point cette chaleur de cerveau qui pousse certaines gens à se distinguer des autres par des résolutions inusitées. Si on s’était demandé quel était le citoyen de Londres le plus certain de ne rien faire dans la journée dont on gardât mémoire le lendemain, à l’unanimité on aurait désigné Wakefield. Sa femme, elle seule, le connaissant mieux, aurait pu se méfier du tranquille égoïsme qui le caractérisait, vraie rouille engendrée à la surface de cette ame immobile ; elle aurait pu s’alarmer d’une certaine vanité latente dont elle avait surpris quelques symptômes, d’un penchant à la ruse qui se trahissait en lui par la manie des petits secrets, enfin d’un atome d’étrangeté presque indéfinissable, mais noté par elle comme un des élémens de cette vulgaire et indolente nature d’honnête bourgeois.

Après ce portrait touché de main de maître, nous avons la fuite de Wakefield, partant de chez lui sous prétexte de voyage et promettant d’être revenu sous huit jours. Nous avons sa dernière poignée de mains à mistress Wakefield. Nous voyons se rouvrir doucement la porte qu’il a fermée à grand bruit derrière lui, et nous surprenons le sourire équivoque qu’il jette, comme la flèche parthe, à son épouse abusée. Nous le suivons ensuite dans la retraite qu’il s’est faite au milieu de Londres : — qu’il est heureux du succès de sa ruse ! comme il s’applaudit d’avoir dérouté toutes les recherches ! quelles titillations délicieuses au fond de cette ame perfide, lorsqu’elle se transporte en idée au sein de ce ménage privé de chef, et en face de cette veuve inconsolable qui se démène en vain, demandant aux échos des nouvelles de son Wakefield ! Parfois le fugitif ressent de vagues remords, parfois il s’interroge lui-même avec anxiété sur les conséquences possibles de cette inqualifiable fredaine, parfois aussi la solitude lui pèse ; mais, quand