Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sa jeunesse s’était passée dans le libertinage le plus effréné ; mais il avait été converti par la mère Anne, elle-même[1], et conquis au fanatisme des premiers quakers. Une tradition qui se répétait à voix basse, le soir, aux veillées du village, rapportait que la sainte fondatrice, avant que ce cœur gangrené fût purifié de ses souillures terrestres, avait dû le fouiller et le labourer de toutes parts avec un fer rouge. — Après tout, Martha est femme : son ame, encore vivante et tendre, va défaillir en face de ces rigides vieillards et devant l’impassible physionomie d’Adam Colburn ; mais, se voyant observée et comme soupçonnée par ces hommes dont le regard pèse sur elle, elle essaie de reprendre haleine et dit d’une voix moins indécise :

— Toute la force que m’ont laissée bien des chagrins, je l’emploierai à remplir ma tâche, et je ferai de mon mieux.

— Joignez donc vos mains, mes enfans, reprit le père Éphraïm

Ils obéissent. Les anciens ont formé le cercle autour d’eux. Le père, toujours assis, car il ne peut se tenir debout, s’est efforcé de redresser sa haute taille. Je vous ai ordonné de joindre vos mains, dit-il, non pas en signe d’affection terrestre, car vous avez à jamais rejeté de pareilles chaînes, mais pour indiquer que vous êtes, frère et sœur, unis dans une perpétuelle communauté de tendresse spirituelle, et que vous ne cesserez jamais de vous entr’aider dans la mission qui vous est échue. Enseignez à autrui la foi que vous avez reçue de nous ; ouvrez, — je vous en remets les clés, — ouvrez à deux battans notre porte à quiconque abandonne les iniquités du monde et veut vivre ici dans notre pureté, dans notre quiétude. Recevez les fatigués qui ont reconnu les vanités de la terre ; accueillez les petits enfans destinés à ne connaître jamais ce douloureux enseignement. Que vos travaux soient bénis, que le temps arrive bientôt où la mission sacrée de mère Anne aura eu tous ses effets, quand il ne naîtra plus d’enfans voués à la mort, et quand le dernier survivant de notre pauvre race mortelle, — quelque vieillard usé, fatigué comme je le suis, — verra le soleil descendre pour la dernière fois sur ce monde de douleur et de péché.

Le vieillard, à ces mots, retombe sur lui-même, épuisé par l’effort qu’il vient de faire, et les anciens pensent, avec quelque raison, que le moment est arrivé, pour Martha et Adam, de prendre en main l’héritage patriarcal dont ils viennent d’être investis. Leurs yeux fixés sur le père Éphraïm ne remarquent pas la pâleur toujours croissante de Martha Pierson. Adam Colburn lui-même n’y prend pas garde. Il a retiré, sa main de la main qu’elle lui avait tendue, et croisé ses bras sur sa poitrine avec le sentiment intime d’une ambition satisfaite. Cependant, à côté de lui, Marcha, de plus en plus pâle, finit par s’affaisser, vrai cadavre

  1. Mother Ann, l’apôtre femelle et la fondatrice de la secte des trembleurs.