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— Parlez en toute conscience, leur dit-il, étendant vers eux ses mains ridées et tremblantes… Pouvez-vous et voulez-vous accepter cette lourde charge ?…

— Père, répond Adam, je suis venu chercher dans ce village, déchu que j’étais de toutes mes espérances, non pas le bonheur, mais le repos ; j’y suis venu, las de troubles et d’anxiétés personnelles, pour y déposer le fardeau qui m’avait si long-temps courbé vers la terre ; j’y suis venu comme on descend au tombeau. Une seule affection terrestre avait agité mon cœur, et cette affection s’était calmée. J’ai pu, dans notre demeure nouvelle, entrer avec Marcha que voici, non comme époux et femme, mais comme frère et sœur. Je n’aurais pas voulu qu’il en fût autrement. Ce seul lien nous unit ; je ne désire rien de plus. Dans ce paisible village, j’ai vu se réaliser, sans exception, tous mes vœux. Je me consacrerai tout entier aux devoirs que vous m’offrez. Ma conscience est là-dessus parfaitement rassurée. Je suis prêt à recevoir votre saint mandat.

— C’est bien parler, dit le père. La bénédiction de Dieu ne saurait te manquer, à toi qui vas prendre ma place…

— Mais notre sœur, ajoute un des anciens, n’est-elle point, elle aussi, poussée par l’Esprit à nous dire ce qu’elle pense ?…

Martha semble frémir, et ses lèvres s’ouvrent en vain pour répondre à cette question formelle. Peut-être d’anciens souvenirs, peut-être des désirs de jeunesse long-temps comprimés s’offrent-ils seuls à sa pensée, et leur laisser libre carrière en ce moment solennel, devant cette grave assemblée, ce serait une véritable profanation.

— Adam a parlé, murmure-t-elle enfin à mots pressés… Ses sentimens sont les miens.

Mais, en articulant ces mots, Martha devient affreusement pâle, et, sous le regard perçant des anciens, de ces hommes, maintenant étrangers à toute sympathie, à toute indulgence pour les faiblesses humaines, elle se sent frissonner de la tête aux, pieds comme à l’approche de quelque grande catastrophe. L’un d’eux, — elle le sait, — en venant à Goshen, avait amené avec lui sa femme et ses enfans ; mais jamais, à partir de ce moment, il n’avait dit une parole affectueuse à la compagne de sa vie, jamais pris sur ses genoux le mieux aimé de ses fils. Un autre, que sa famille avait refusé de suivre, s’était trouvé, par une faveur spéciale du ciel, le courage de la laisser à la merci du destin. Le plus jeune de ces anciens, — un homme d’une cinquantaine d’années, — avait été élevé, dès ses plus jeunes ans, dans un village quaker, et on disait de lui que jamais il n’avait tenu dans sa main la main d’une femme, jamais imaginé de lien plus intime que la froide fraternité de sa secte. Entre tous, Ephraïm était le plus imposant et le plus austère.