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représenté le bonheur comme le développement continu et complet de toutes ses facultés intellectuelles et sensibles ; mais j’avais grand tort de m’inquiéter : — la Providence devait pourvoir à mon avenir.

« Un événement remarquable signala la troisième année de mon gouvernement comme contrôleur de la douane, ce fut l’élection du général Taylor à la présidence. Encore un agrément de la vie officielle, la situation d’un employé subalterne quand une administration hostile arrive au pouvoir ! On imaginerait difficilement quelque chose de plus triste et des anxiétés plus misérables. Figurez-vous un homme intelligent et délicat qui voit tout à coup ses intérêts à la discrétion de gens dont il n’est ni aimé ni compris, et naturellement plus enclins à lui nuire qu’à le protéger,… car enfin il leur faut des places à répartir.

« Un autre sujet de tristesse, lorsque pendant la lutte on est resté calme, c’est de voir la soif de sang qui précipite les vainqueurs sur leur proie, et de se sentir soi-même un des objets de cette ardeur cannibale. Ce n’est point un des beaux côtés de l’humaine nature que cette tendance, — notée chez des hommes, d’ordre moyen, ne valant ni plus ni moins que beaucoup d’autres, — à devenir implacables du jour où ils ont le pouvoir de nuire. Si ce qu’on appelle chez nous la guillotine, au lieu d’être une métaphore administrative, — la plus exacte qu’on ait pu imaginer, — se trouvait une locution littérale, et que la décollation remplaçât la destitution, je suis porté à croire très sincèrement que les membres actifs du parti victorieux, dans l’excitation de la lutte, auraient tout aussi bien pris nos têtes que nos places, et auraient rendu grace à Dieu de leur en avoir fourni l’occasion. Et il me parait, — à moi simple observateur très calme, très curieux, aussi bien dans la victoire que dans la défaite, — il me paraît que la malice, amère, l’esprit de rancune n’a jamais marqué les nombreux triomphes de mon parti au même degré où ils signalèrent le succès des whigs. Les démocrates prennent les emplois, parce que telle est la règle, parce que la nécessité politique le veut ainsi, parce qu’une longue pratique a consacré cette tradition de la tactique gouvernementale, et que, jusqu’à l’avènement d’un nouveau système, il y aurait faiblesse à ne pas appliquer la loi, lâcheté à murmurer contre elle ; mais une longue habitude de la victoire les a rendus généreux. Ils savent, dans l’occasion, épargner l’ennemi à terre ; s’ils frappent, la hache, sans rien perdre de son tranchant, est rarement trempée dans le venin de la malveillance personnelle. Quand la tête est coupée, ils ne la foulent jamais d’un pied ignominieux.

« Si déplaisante que fût ma position particulière, je n’en étais pas moins, au fond, assez satisfait d’appartenir an parti vaincu, et j’avais mes raisons pour cela. D’ailleurs, si mon parti ne m’avait pas vu jusqu’alors parmi ses plus ardens promoteurs, je commençais à mieux sentir, maintenant que le péril et l’adversité se montraient, de quel côté n’entraînaient mes sympathies et mes véritables affections. Aussi n’était-ce point sans quelque regret et quelque honte que, pesant mes chances selon les données les plus raisonnables, je me jugeais beaucoup moins menacé de perdre ma place que la plupart de mes frères en démocratie… Mais qui donc voit beaucoup plus loin que son nez dans les combinaisons de l’avenir ?… Ma tête fut la première qui tomba.

« Le moment précis où on le décapite doit être assez rarement, — j’incline