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qui s’assimilent uniquement ce qu’il y a d’horrible et de malsain dans les mêmes circonstances morales, où d’autres savent trouver, avec un instinct meilleur, le bien et le beau, — célestes fleurs aux doux parfums. »

La rivière Concorda eu sa journée historique, et Hawthorne la raconte ainsi :

« Allons, nous avons pris le plus long pour arriver sur le champ de bataille. Nous voici au point où la rivière était traversée par le vieux pont, le même dont la possession fut l’objet immédiat de la lutte. De notre côté croissent deux ou trois ormeaux, qui projettent un large cercle d’ombre, mais qui ont dû être plantés néanmoins dans ce laps de quelque soixante et dix ans qui s’est écoulé depuis la grande journée. Sur l’autre rive, à demi cachée par un bouquet de frênes, nous discernons la pile de pierres d’où s’élançaient les arches du pont. Un jour, regardant au fond de l’eau, j’y vis fort bien quelques lourds débris de charpentes verdies par des mousses âgées d’un demi-siècle, d’un demi-siècle, dis-je, car depuis plus de cinquante ans le pied des chevaux et la trace humaine ont cessé de marquer sur ce fragment d’une grande route qui n’existe plus. Ici, le courant n’est pas très large. En vingt brassées, un nageur l’aurait franchi. Vingt brassées ! petit espace lorsque des balles le traversent en sifflant. De vieilles gens qui habitent les environs vous montreront, si vous voulez, sur la rive occidentale, les endroits même où quelques-uns des nôtres, — les premiers martyrs de la liberté, — tombèrent atteints et moururent. De ce côté, vous voyez que du sol fertilisé par le sang des Anglais est sorti un obélisque de granit. Ce monument, qui n’a pas vingt pieds de haut, est bien tel que pouvaient l’ériger les habitans d’un pauvre village en mémoire d’une illustration toute locale, non tel qu’il l’eût fallu pour éterniser le souvenir d’une grande époque dans notre histoire nationale. Après tout, ce furent les ancêtres du village qui frappèrent ce coup fameux ; à leurs descendans appartenait le glorieux privilège d’en élever le signe commémoratif.

« Un plus humble vestige, et cependant plus intéressant que l’obélisque de pierre, se voit encore près du mur qui sépare le champ de bataille de l’enclos presbytérial. C’est le tombeau, marqué par deux grosses pierres, l’une à la tête, l’autre aux pieds, — de deux soldats anglais tués dans l’escarmouche qui engagea la bataille. Ils ont dormi là, dans une paix profonde, depuis que deux de leurs ennemis, — Zachariah Brown et Thomas Dennis, — les ont logés dans la terre. Comme leur dernière campagne fut courte ! Une pénible marche de nuit, de Boston à Concord, — une volée de mousqueterie à travers la rivière, — et, à partir de là, tant d’années de repos ! Ces deux soldats sans nom forment l’avant-garde de cette nombreuse armée de morts tour à tour dévorés par les guerres de l’indépendance.

« Lovell le poète, un jour que nous étions assis sur ce tombeau, me raconta une tradition locale qui avait rapport à un de ses deux habitans. L’historiette n’a rien de très conforme aux probabilités ; elle ne laisse pas d’être assez frappante. Un jeune domestique, paraît-il, au service du curé, se trouvait cette matinée d’avril occupé à fendre du bois dans l’arrière-cour de la manse, et lorsque, aux deux bouts du pont, le bruit de guerre eut tout à coup retenti, le gars se jeta dans les champs placés entre la rivière et lui pour savoir au juste ce qui