Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

100,000 fr. et qui se retirent des affaires avec un million ? Un homme versé, comme M. Libri, dans la connaissance des livres, sans cesse à l’affût des bonnes occasions, au courant de toutes les ventes de France, d’Italie et d’Angleterre, qui achète, vend ou échange pendant vingt-cinq ans, dont les catalogues ont de l’autorité, — qu’y a-t-il de si extraordinaire à ce qu’il triple ou décuple son capital ? J’avais sur ma table, il y a quinze jours, des factures de libraires, des quittances et des contrats, d’où il résulte que, depuis 1834, M. Libri avait acheté pour 228,000 francs de livres. Dans ce total ne sont pas compris les achats au comptant, les livres qu’on trouve dans un étalage et qu’on paie avec son argent de poche, ce qui fait, pour un bibliophile, une somme assez ronde à la fin de l’année. Qui ne sait combien la valeur des livres est augmentée depuis vingt ans ? Prenons pour exemple la fameuse Galeoanyomachia. Sur le catalogue des éditions aldines, par Molini, qui jusqu’à ces derniers temps servait de base à toutes les négociations sur les Alde, elle est marquée au prix de 40 pauls, soit 24 francs. Il n’y a pas un bibliophile aujourd’hui qui ne crût faire une admirable affaire en la payant dix fois ce prix-là. Un exemplaire s’est vendu 1,100 francs en 1846. Il y a vingt ans, les amateurs de vieux livres étaient en petit nombre, les bouquinistes ignorans, les ventes avaient lieu à petit bruit : c’était le bon temps pour les connaisseurs. Aujourd’hui les bibliophiles se comptent par centaines ; les bouquinistes savent par cœur le Manuel de Brunet, les ventes, annoncées dans les journaux, attirent tous les amateurs de l’Europe. Quel avantage n’ont pas les bibliophiles, de la veille sur ceux du lendemain ! Ils ont toute une bibliothèque pour faire des échanges, sans parler de la supériorité que donnent l’étude, l’expérience et les relations anciennes. Les banquiers, qui voudraient tout avoir avec des écus, disent à cela qu’un savant, qu’un érudit ne doit pas faire le commerce de livres. C’est-à-dire qu’il sera défendu d’avoir une passion, si l’on ne justifie d’un capital de 2 ou 3 millions. Et comment faire une collection sans vendre ou échanger ? Voyez M. A., célèbre par sa collection de coléoptères, s’il trouve sur son chemin un papillon curieux, croyez-vous qu’il le négligera ? Non, il sait que ce papillon manque à la collection de lépidoptères de M. B., lequel a par hasard un coléoptère fameux dont il ne se déferait ni pour or ni pour argent, mais qu’il échangera pour le papillon qu’il n’a pas encore rencontré. M. A. et M. B. traitent de leurs raretés, et chacun croit gagner à l’échange. Il faut, en vérité, avoir l’esprit bien mal fait pour y trouver à redire.

Mais quittons un sujet où les profanes auraient peine à nous suivre, et passons à un autre, sur lequel, bien que le juge n’ait aucune conclusion à prendre, il s’étend d’une façon assez prolixe. M. Libri a donné