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populaires dont il a un sentiment si profond aussitôt le poète est retrouvé, et nous oublions le philosophe. Souvent, en quelques mots rapides ; il fait apparaître une noble figure et la fixe sous nos yeux d’une manière vive et vraie. Ainsi il dit de M. Jacob Grimm : « Son érudition est gigantesque comme une montagne, et son esprit est frais comme la source qui en sort. » Sur Goethe, sur Herder, sur Oken, sur M. Varnhagen d’Ense, sur les hommes même qu’il a le plus maltraités, Arnim, Novalis, Brentano, il a des paroles brèves et charmantes qui dessinent merveilleusement une physionomie et la gravent dans le souvenir. Ces sympathiques portraits ne font-ils pas oublier bien des caricatures ? On oublie aussi les impiétés du tribun en voyant les inconséquences que son cœur dicte à son esprit. Ce même homme qui, résumant les travaux métaphysiques de Kant, s’écrie avec une triomphante ironie : « N’entendez-vous pas résonner la clochette ? A genoux, on porte les sacremens à un Dieu qui se meurt, » - c’est lui qui dira deux pages plus loin : « Il me suffit de voir quelqu’un discuter l’existence de Dieu pour sentir en moi une inquiétude aussi singulière, une oppression aussi indéfinissable que celle que j’éprouvai jadis à Londres quand, visitant New-Bedlam, je me vis seul et abandonné par mon guide au milieu d’une troupe de fous. Douter de Dieu, c’est douter de la vie elle-même ; ce n’est pas moins que la mort. » Ce même homme enfin qui semble s’être donné la tâche de disperser comme des fantômes importuns les dogmes les plus sacrés du spiritualisme de ses pères, bientôt nous verrons tomber son masque, et il laissera échapper ces paroles qui nous désarment : « Non, en vérité, j’ai beau faire, la vieille Allemagne est toujours là au fond de mon cœur avec ses sentimens de philistin. »

M. Henri Heine n’avait pu remuer tant d’idées, harceler tant de systèmes, jeter pêle-mêle tant de livres et tant de noms propres dans ses pages sarcastiques sans irriter profondément l’Allemagne. On n’avait pas pardonné à Louis Boerne la rudesse de ses moqueries ; mais on les excusait en songeant à l’élévation et à la générosité de son ame. Au contraire, l’ironie insaisissable de l’auteur des Reisebilder déconcertait les cœurs tudesques et entretenait les rancunes. Il y eut pendant quelques années un véritable déchaînement contre ce renégat du teutonisme. Dénoncé, par M. Menzel et les piétistes comme un émissaire de la moderne Babylone, maudit par les austères teutomanes comme un représentant de la corruption parisienne, il n’était pas moins suspect aux démocrates, qui l’accusaient de trahison. Ajoutez à cela les persécutions officielles. « Ces persécutions, nous écrivait récemment M. Henri Heine, m’ont fait beaucoup de mal, et elles s’accordaient parfaitement avec l’inimitié de mes adversaires subalternes. Je suis sorti vainqueur de la plus terrible crise que les littérateurs allemands aient eue à traverser.