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lui-même, n’a été apposée que deux ans au moins après le départ de M. Libri, ainsi qu’un des bibliothécaires l’a dit à M. Silvestre et à moi. Le juge qui enregistrait les témoignages de M. Maslon refusait d’entendre M. Guizot, M. Abry et M. Crosnier, et cependant M. Maslon a une bien mauvaise mémoire, car il a encore reconnu le fameux Epigrammatum saisi chez M. Libri pour en avoir raccommodé le titre avec des rognures de journaux ; or, vous savez déjà, monsieur, par la Lettre de faire part, que les épigrammes de Pamphilo Sasso n’ont point été perdues, et je me suis assuré que l’exemplaire, qui n’est pas sorti de la Mazarine, n’a heureusement pas été raccommodé avec des rognures de journaux, procédé ingénieux sans doute, mais réprouvé par la plupart des bibliophiles.

Je conviens que la vérification dont je viens de parler nous a bien coûté vingt minutes, et je crois le temps d’un juge et d’un expert plus précieux que le mien ; mais on a négligé d’autres vérifications beaucoup plus faciles, comme vous allez voir, car il ne s’agissait que de comparer le catalogue de M. Libri avec celui de la Mazarine. M. Libri est accusé d’avoir volé dans cet établissement un recueil contenant en un seul volume vingt-trois pièces détachées (ne me chicanez pas sur cette expression, je cite exactement), lesquelles pièces détachées se sont retrouvées à la vente de M. Libri, en 1847, séparées et reliées en plaquettes. On conclut qu’il y a identité et vol. Les pièces sont loin. Point de corpus delicti. Il s’agit de méchans vers du XVIe siècle que les aveugles colportaient par les rues. On appelle cela aujourd’hui des canards. Ceux-là, dans leur temps, se vendaient un sou ; aujourd’hui, on les paie au poids de l’or. Lorsque ces petites pièces avaient du succès, elles étaient réimprimées plusieurs fois, souvent la même année, tantôt dans la ville où elles avaient paru d’abord, tantôt dans une autre ville ; d’où il suit que, pour constater l’identité de deux opuscules de cette nature, il faut faire grande attention au titre, au format, à l’édition. Vous observerez encore que dans la vente de M. Libri on a vu cinq ou six cents de ces canards italiens, et il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’il s’en fût vendu vingt-trois semblables à ceux que la Mazarine a perdus[1] ; mais la comparaison des deux catalogues s’est faite en courant. Voici ce que me montra un bibliophile curieux : 1° Au lieu de vingt-trois pièces, il n’y en a que vingt-deux dans le recueil inscrit sur le catalogue de la Mazarine, et c’est fort gratuitement qu’on lui attribue Il Lamento di poveri (sic), que la Mazarine n’a jamais possédé ; 2° les vingt-deux canards perdus par la Mazarine sont inscrits sur son catalogue

  1. Dans un examen très rapide des livres italiens de la collection Grenville (qui fait partie maintenant du British Museum), j’en ai trouvé dix-huit correspondant à autant d’ouvrages incriminés par l’acte d’accusation. Il est bien étrange qu’on ne sache pas que les livres qu’on appelle rares se trouvent dans presque toutes les collections célèbres.