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des libraires de Londres et de Paris, des volumes à estampilles de bibliothèques publiques, et les envoya au nombre de deux cent trois à M. de Falloux, alors ministre de l’instruction publique, avec les quittances des libraires[1]. Il eut tort, car cela fit de la peine aux conservateurs qui n’aiment pas qu’on sache leurs livres mal gardés ; mais M. Libri d’ailleurs se mettait inutilement en dépense pour prouver un fait assez avéré. Tous ceux qui achètent plus de livres qu’ils n’en lisent, et le nombre en est grand, vous diraient qu’on est sans cesse exposé à acheter des livres provenant de bibliothèques publiques. J’en pourrais citer un exemple assez curieux. Un savant illustre, attaché à la Bibliothèque nationale, dont personne ne soupçonnera la délicatesse, voulut échanger, il y a deux ans, quelques in-folio contre d’autres livres. M. Franck, auquel il s’adressa, lui montra sur ces in-folio l’estampille de la Bibliothèque, à laquelle ce savant n’avait pas fait attention. Cela peut arriver à tout le monde ; mais, parmi les acquéreurs de bonne foi, la plupart ne se croient pas obligés à restitution. S’il est surprenant que M. Libri, qui achetait très souvent des livres en bloc, ne se soit pas trouvé nanti d’un très grand nombre de ces ouvrages suspects, c’est que, sur ce point, cet homme, dont on signale sans cesse et la ruse et la mauvaise foi, poussait le scrupule un peu plus loin que beaucoup de bibliophiles. Non-seulement il a fait présent à plusieurs bibliothèques de livres perdus par elles et rachetés de ses deniers, mais encore j’ai lu une déclaration de M. Silvestre, dont la probité est aussi connue que le savoir bibliographique, constatant que, chargé par M. Libri de la rédaction de son catalogue, il avait pour mission spéciale de mettre à part, pour être rendus, les livres qui porteraient des estampilles de dépôts publics. Pareille déclaration a été signée par M. Bailleul et M. Crosnier, qui ont travaillé au même catalogue ; le dernier ajoute que M. le juge d’instruction aurait refusé de recevoir son témoignage sur ce fait. MM. Abry, Duru, Vigna, Trautz et Bauzonnet, Gobert et Gannat, relieurs ou restaurateurs de livres, ont certifié par écrit que jamais M. Libri ne les avait chargés de faire disparaître des estampilles de dépôts publics ; enfin j’apprends par l’acte d’accusation même que M. Libri prenait si peu de précautions pour cacher l’origine de ses livres, qu’il les faisait battre et ranger par des employés des bibliothèques Nationale, Mazarine et de l’Institut.

Encore quelques mots sur les falsifications ordonnées par M. Libri et si habilement exécutées par MM. Duru et Bauzonnel ; je tiens à vous montrer ce qu’on y gagne. Un livre que l’acte d’accusation appelle Rime di Bembo, et qu’il croit détourné de la Mazarine, fut saisi complètement

  1. Dans le nombre se trouvent les Poesie vulgari de Laurent de Médicis, livre incriminé dans l’acte d’accusation. Il a été acheté le 31 avril 1831 à M. Molini, libraire à Londres.