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« Le christianisme a adouci jusqu’à un certain point cette brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattans, l’exaltation frénétique des berserkers, que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui. Alors, et ce jour viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques… Quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos gardes, nos chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de ce que nous ferons chez nous ; il pourrait vous en arriver mal. Gardez-vous de souffler le feu, gardez-vous de l’éteindre ; vous pourriez facilement vous y brûler les doigts. Ne riez pas de ces conseils, quoiqu’ils viennent d’un rêveur qui vous invite à vous défier de kantistes, de fichtéens, de philosophes de la nature ; ne riez pas du poète fantasque qui attend dans le monde des faits la même révolution opérée déjà dans le domaine de l’esprit. La pensée précède l’action, comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre d’Allemagne est allemand, à la vérité : il n’est pas très leste et roule avec lenteur ; mais il viendra, et, quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait encore entendre dans l’histoire du monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché le but. À ce bruit, les aigles tomberont morts du haut des airs ; les lions, dans les déserts les plus reculés de l’Afrique, baisseront la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une innocente idylle… »

Ainsi s’emporte cette fantaisie sans frein, ainsi blasphème, troublé par les fumées de la colère, un esprit qui a reçu tant de graces en partage. Si M. Henri Heine, en peignant de ces étranges couleurs le travail philosophique de l’Allemagne, avait voulu dénoncer les erreurs de ceux qui ont frayé la route aux athées, on comprendrait l’exagération de son tableau ; mais non, il n’exagère que pour triompher davantage. Il donne à ces grands efforts de la science ontologique des interprétations inattendues ; il compare Kant aux sanglans dictateurs de 93, et il proclame l’évangile du panthéisme. Sa théorie de l’histoire intellectuelle des peuples allemands est donc fausse de toute manière ; on ne doit la consulter que comme un renseignement, hélas ! trop positif, sur la fièvre à la fois mystique et sensuelle d’une certaine période de notre siècle. Quand l’auteur échappe à ce délire, que de bonne humeur et quelle grace aimable dans ses appréciations ! Comme la sympathie lui rend son indépendance ! Combien de pages qui corrigent un système indigne ! Sous les doctrines grossières des Lamettrie et des d’Holbach, laborieusement habillées à l’allemande, on est vraiment heureux de voir reparaître un esprit poétique et jeune. Qu’il raconte avec émotion la vie de Lessing, qu’il nous montre dans des pages bien senties la jeunesse errante de Fichte, qu’il explique les origines du romantisme, et nous déroule à ce propos ces vieilles légendes