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pas interrogé l’expérience pour écrire son livre, il n’a consulté que le raisonnement. On peut imaginer dès-lors combien le plan que ce livre expose heurte, à chaque ligne, non-seulement d’intérêts établis de toute espèce, généraux, nationaux ou privés, mais même de lois de la nature. L’esprit de l’auteur, n’étant nulle part retenu par la considération des faits réels, se donne une carrière dans le vide immense de laquelle il y a, comme on peut se l’imaginer, place pour toutes les modes fantastiques concevables de produire et de distribuer la richesse de la façon la plus utile au bonheur du genre humain. Notre objet n’est pas de faire connaître ni de discuter le plan imaginaire de M. Mill ; nous ne voulons envisager dans les Principes que deux choses : la donnée philosophique dans laquelle ils ont été conçus, et la préoccupation politique d’où cette donnée est sortie.

Les Principes de M. Mill, monument achevé et frappant en cela des tendances pratiques de l’école anglaise, reposent sur cette hypothèse, qu’un système unique d’institutions économiques est idéalement concevable pour tout le globe, et, par suite, que tous les peuples du monde doivent tendre, en se débarrassant successivement du souci privé de leurs intérêts nationaux, à se rapprocher de ce système général, destiné à soumettre à l’unité de ses lois la diversité infinie, tant géographique qu’historique, des phénomènes de la richesse. La fausseté philosophique de cette conception saute aux yeux. Il est évident que la poursuite du meilleur système d’institutions économiques concevable pour tout le globe est une chimère. Le globe en effet n’est ni un ni immobile : il est divisé en nations inégalement civilisées, dont les intérêts rarement communs dépendent de mille causes diverses et changent sans cesse avec le temps. Il s’ensuit que les institutions économiques des différens peuples doivent varier comme le génie et les conditions d’existence de ces peuples. Ainsi l’esprit d’association est naturel aux Russes, et il se brise à chaque instant contre l’indomptable sentiment d’indépendance de l’ouvrier français : il résultera de là des institutions industrielles tout opposées pour la France et pour la Russie. En outre, dans le même pays, sous l’influence de causes différentes, les lois économiques changent avec le temps. Par exemple, l’acte de navigation d’où date la grandeur maritime et commerciale de l’Angleterre, et dans lequel Adam Smith voyait encore, au dernier siècle, le palladium de son pays, l’acte de navigation, sous l’empire de nécessités opposées à celles qui, en 1650, l’avaient fait adopter par le long-parlement, a disparu presque entièrement, depuis les réformes de M. Peel, du code économique de la Grande-Bretagne. Chercher, dans une diversité et une mobilité pareilles, à fonder l’empire immuable d’un système économique unique, c’est tomber dans une méprise semblable à celle des théoriciens qui cherchent, abstraction faite de toute considération