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tous les intérêts s’émeuvent et toutes les passions sont aux écoutes ; aucune parole de ses maîtres n’est perdue ; si la pensée que cette parole exprime, — spéculative ou non, peu importe, la foule n’est pas si fine que d’en faire la différence, et elle prend les choses au pied de la lettre, — si cette parole, dis-je, est juste, elle calme les passions en éclairant les esprits ; mais, si elle est fausse par malheur, elle exaspère les cœurs en aveuglant les aines, et elle peut contribuer à perdre les peuples en égarant leurs gouvernemens.

Il serait long de suivre l’école économique anglaise dans toutes les conséquences que ses principes ont déjà produites dans le monde ; mais, comme dit Montesquieu, « il ne s’agit pas de faire lire, il s’agit de faire penser. » Je me bornerai à rappeler la triple action qu’au su et au vu de tous, l’économie spéculative a exercée sur la pratique industrielle, sur les idées de perfectionnement social et sur les opinions politiques.

L’économie spéculative, telle qu’elle est sortie des mains de l’école anglaise, a eu un triste et dangereux effet dans la pratique industrielle c’est de mettre à l’abri d’une sorte de bill d’indemnité scientifique les plus inhumains procédés que puisse employer, pour produire à bas prix, l’avidité du gain. J’ouvre M. Mill par exemple. Je trouve dans son livre cette phrase textuelle qui n’est rien que l’énoncé rigoureux du premier procédé de l’école économique anglaise : « L’économie politique envisage uniquement dans l’homme l’être que ses besoins poussent à désirer la possession de la richesse et qui est capable de juger de l’efficacité comparative des moyens d’arriver à cette fin ; elle ne s’occupe des phénomènes de l’état social qu’autant qu’ils se rapportent à la poursuite de la richesse ; elle fait entièrement abstraction de tout autre mobile et impulsion de l’anse humaine, à l’exception de ceux qui sont en perpétuel antagonisme avec le désir d’acquérir, nommément la paresse, la dissipation, le goût exagéré du luxe. » Si cette manière de traiter l’économie politique est fondée et qu’elle conduise l’esprit, comme on l’assure, non-seulement à la connaissance du vrai, mais même de l’idéal, que s’ensuit-il dans la pratique ? Il s’ensuit que les exploitations de houille et de fer des pays de Newcastle et de Galles, par exemple, qui traitent exactement l’homme à la manière de la théorie spéculative, c’est-à-dire comme une machine économique ayant deux bras pour produire, mais n’ayant ni esprit pour penser, ni cœur pour aimer, ni nerfs pour souffrir, ont atteint à la perfection du vrai et sont très près de l’idéal. Elles prennent les enfans à dix ans, ne s’occupent jamais de leur éducation, les achètent comme apprentis jusqu’à dix-huit ans, à la seule charge de les vêtir et nourrir ; puis, quand ils sont devenus ouvriers, les font travailler douze heures par jour sans intervalle légalement stipulé, même pour les repas. Mais, dit l’école anglaise, nos vérités ne sont que des vérités hypothétiques. Étrange exception !