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les Souvenirs du Peuple. Il était peut-être seul alors dans toute l’Allemagne à éprouver de pareils sentimens ; dix ans plus tard, quand il publiait les Reisebilder, la hardiesse n’était pas moins grande. Les passions teutoniques de 1813, exploitées si habilement contre l’influence française, étaient entretenues par des écrivains de toutes les écoles. Cela s’appelait le parti national. L’auteur des Reisebilder porta de rudes coups à ce patriotisme aveugle et à ces rancunes surannées. Lisez l’Histoire du tambour Legrand[1] ; écoutez ce brave homme faire l’éducation du poète dans la caserne de Düsseldorf. Il lui raconte la révolution rien qu’en jouant du tambour ; avec son tambour, il le fait assister aux batailles du consulat, aux triomphes de l’empire. Comme tout devient clair à la pensée de l’enfant, dès que le tambour bat la charge ! Il n’avait jamais bien compris la prise de la Bastille : le tambour retentit ; aussitôt il aperçoit la France entière qui se lève et les vieilles iniquités sociales qui s’effacent. Il ne comprenait pas le rôle de l’Allemagne en face de Napoléon ; le tambour bat : dumm ! dumm ! (sot ! sot !), et il a tout compris. Le tambour bat encore ; c’est Iéna, c’est Austerlitz ! Ainsi l’enfant voit se dérouler l’histoire sous ces baguettes magiques. Lui aussi, comme le tambour Legrand, il a battu la charge dans les contrées allemandes. Au bruit de ce joyeux tambour, les principes de 89 ont pénétré dans les lettres, les revenans du moyen-âge ont pris la fuite, et l’image de l’empereur, insultée chaque jour par tant de rancunes furieuses, s’est relevée dans les imaginations tudesques comme le rude initiateur des temps nouveaux. Figurez-vous, au sein de cette paisible Allemagne, l’effet de ces inventions étranges ! La passion la plus obstinée ne pouvait résister à ce victorieux persiflage. Personne, aussi bien que M. Henri Heine, n’excelle à résumer la satire dans un symbole qui ne s’oublie pas. N’est-ce pas le teutonisme et l’esprit de la France qu’il mettait en face l’un de l’autre, quand il confrontait le tambour Legrand et le professeur Saalfeld : d’un côté, le vieux soldat qui lui enseignait l’histoire vivante en tambourinant sur sa caisse ; de l’autre, le pédant qui, du fond de sa chaire, outrageait l’empereur vaincu ? « Chose remarquable, dit l’auteur, les trois plus grands adversaires de l’empereur ont éprouvé un sort également misérable. Londonderry s’est coupé la gorge, Louis XVIII a pourri sur son trône, et le professeur Saalfeld est toujours professeur à Goettingue. » Non, le poète se trompe, le professeur Saalfeld n’injurie plus la France, le teutonisme est mort, et c’est à l’auteur des Reisebilder qu’il faut rapporter une bonne part de la victoire.

Le succès des Reisebilder fut immense. Tandis que l’enthousiasme ou la colère répondaient aux hardiesses de l’humoriste, tandis que tout le

  1. L’Histoire du tambour Legrand se trouve dans la Revue, 1er septembre 1832.