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dont il commençait à redouter l’explosion, le roi n’osa pas le lui refuser. En sortant du palais, Kaweh courut dans le bazar à l’heure du marché, implorant à grands cris justice et assistance. Arborant au bout d’une lance le tablier de cuir dont il se couvrait les pieds quand il frappait le fer avec son marteau, il souleva les populations et les rallia autour de lui. Tous ensemble allèrent rejoindre Féridoun[1]. Zohak fut vaincu et terrassé, comme le mobed le lui avait prédit, d’un coup de la massue à tête de bœuf qui lui brisa le casque. Féridoun, lui ayant lié les mains et le milieu du corps avec une courroie de peau de lion, si solide qu’un éléphant furieux n’aurait pu la rompre, l’entraîna, rapide comme un coureur, dans la Médie, sur le mont Demavend. Là, il l’enchaîna dans l’étroite anfractuosité d’une caverne dont on ne pouvait apercevoir le fond et le fixa au rocher avec de gros clous. Zohak demeura ainsi suspendu, tandis que le sang de son cœur s’épanchait sur la terre.

Il peut être intéressant de comparer cette légende, telle qu’elle avait cours aux Xe et XIe siècles dans la Perse et telle que Firdoussy l’a introduite dans son épopée, avec la forme qu’elle avait cinq siècles auparavant, du temps de Moïse de Khorène. Le fragment qu’il en a inséré à la fin du premier livre de son ouvrage est, sinon une reproduction textuelle, du moins une réminiscence des poésies populaires qui, à l’époque où il vivait, retraçaient l’histoire de Hroutên (Féridoun) et de Piourasb Astyage (Zohak). « Quant à la naissance des dragons, ditil, ou quant à Piourasb Astyage, transformé lui-même complètement en dragon, voici le récit qui circule. Piourasb entreprit de sacrifier aux devs (génies du mal) des hommes à l’infini, jusqu’à ce qu’enfin, devenu l’objet de l’exécration générale, il fut chassé par les populations ; il s’enfuit dans les hautes régions de la Médie. Comme il était poursuivi avec acharnement, ses gens, se dispersant, l’abandonnèrent. Alors ses ennemis, rassurés par son isolement, s’arrêtèrent dans ces lieux pour y prendre quelques jours de repos. Piourasb, ayant réuni sa troupe dispersée, fond sur eux à l’improviste et leur fait beaucoup de mal. À la fin, le nombre l’emporte, et il est mis en fuite. Ceux qui suivaient ses traces, l’ayant atteint, le tuent non loin de la montagne et jettent son corps dans un puits à soufre. » Ce fragment paraît se rattacher à un récit de l’insurrection nationale que provoqua le forgeron Kaweh. Il diffère sensiblement de celui de Firdoussy. Ailleurs, Moïse de Khorène

  1. « Le roi, dit l’auteur du Schah-Nameh, ayant aperçu de loin le tablier de Kaweh sur la pointe de la lance, l’accepta comme un augure de bonheur. Il l’orna de brocart de Roum, de dessins tracés en pierres précieuses sur un fond d’or. Les princes successeurs de Féridoun y ajoutèrent à l’envi de nouveaux joyaux, et le vieux tablier du forgeron devint et resta l’étendard de l’empire persan jusqu’à la chute des Sassanides. » Livre des Rois, trad. de M. Mohl, t. Ier, p. 91.