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enveloppée d’énormes glaciers. On aurait dit qu’elle était située dans le pays des enfans de Haïg. Comme je considérais depuis long-temps cette montagne, une femme, vêtue de pourpre et couverte d’un voile bleu de ciel, se montra assise sur la cime. Ses yeux étaient beaux, sa stature haute, ses joues vermeilles ; elle était dans les douleurs de l’enfantement. Mon regard était fixé avec une attention soutenue sur ce spectacle qui me plongeait dans l’étonnement, lorsque cette femme mit au monde tout à coup trois héros qui, pour la taille et la force, avaient atteint leur complet développement. Le premier, monté sur un lion, prit son vol vers l’occident ; le second, sur un léopard, s’élança vers le septentrion ; le troisième, guidant un dragon énorme, se précipita avec fureur sur notre empire. Au milieu de ces visions confuses, il me semblait que, debout sur la terrasse de mon palais, j’en voyais la plate-forme ornée de magnifiques tapis aux couleurs variées, et que nos dieux, à qui je dois la couronne, étaient là présens dans tout l’éclat de leur majesté, et moi, avec vous, leur offrant des sacrifices et de l’encens. Tout à coup, levant les yeux, j’aperçus le cavalier chevauchant sur un dragon, qui accourait en volant avec la rapidité de l’aigle. Il croyait, en arrivant sur nous, exterminer nos dieux ; mais moi, Astyage, me précipitant à sa rencontre, je soutins ce formidable choc et je combattis ce merveilleux héros. Nous nous frappâmes d’abord l’un l’autre de la lance ; le sang coulait à flots, et la plate-forme du palais, qui brillait des rayons d’un soleil resplendissant, devint, par nos coups multipliés, une large mer de sang. Puis, recourant aux autres armes, nous continuâmes la lutte pendant plusieurs heures. Mais à quoi me servirait de prolonger ce récit ? Inondé de sueur par l’impression du danger que j’avais couru, je sentis le sommeil s’enfuir loin de mes paupières, et depuis ce moment je ne sais plus si j’existe.

Ces sinistres présages reçurent un accomplissement dont Astyage lui-même fut la cause et que prépara sa perfidie envers Tigrane. On sait comment la guerre éclata entre eux, comment le monarque mède fut vaincu par le roi arménien et périt d’un coup de lance que celui-ci lui porta et qui le traversa de part en part comme une lame d’eau. C’est alors qu’une troupe de dix mille Mèdes captifs vint s’établir par ordre de Tigrane au pied du Massis ou Ararad, du côté oriental, où leur postérité continua à résider. Les chants traditionnels dont Moïse invoque le témoignage perpétuaient le souvenir de cette primitive migration des Mèdes d’Astyage en les désignant sous le nom de descendans des dragons[1]. Cette dénomination allégorique réveille l’idée d’un mythe célèbre de la Perse qui est une des données principales du Schah-Nameh ou Livre des rois, et qui nous représente l’antagonisme des races de l’Iran contre les peuples de souche arabe. On lit dans Firdoussy qu’il y avait, du temps du roi Djeinschid, un homme vivant dans les déserts où campent les cavaliers armés de lances. C’était un prince riche et puissant en même temps juste et généreux, et qui avait un fils chéri. Ce fils

  1. Le mot Astyage a en arménien la forme Ajtahag, qui est à très peu près l’ancienne forme zende, et signifiait dragon ou serpent, suivant Moïse de Khorène.