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irrité. Sa voix grandissait, sa colère montait peu à peu comme les flots de la Mer du Nord, et l’ironie atteignait des proportions formidables. Avec cela, quel sentiment du style ! Nul écrivain depuis Goethe n’avait déployé dans l’idiome lyrique autant de vigueur et de grace. L’école romantique, l’école des Novalis et des Brentano, venait de renouveler l’art par le plus vif sentiment du moyen-âge et des vieilles légendes du peuple ; nais, chez les romantiques, la pensée était faible et fausse : ils n’osaient regarder leur siècle en face et s’enfermaient dans les limbes du passé. Naïf comme eux, comme eux héritier des Minnesinger et des chantres du Wunderhorn, ce n’était point, par la timidité que péchait M. Henri Heine. À la douceur enfantine de Novalis, à la puissance magistrale de Goethe, il joignait l’audace d’un siècle qui a rompu ses derniers freins. Le lien de toutes ces choses, c’était la passion du poète, la passion frémissante, désordonnée, celle qui fait pleurer ou qui fait rire, celle qui ravit les ames ou les irrite. Depuis le philosophe dogmatisant du haut de sa chaire jusqu’au rêveur égaré dans les clairières de la forêt, il n’était personne qui pût rester indifférent à une poésie de cette nature.

Les Reisebilder ne causèrent pas un étonnement moins vif. Ici, l’auteur abandonne le monde des songes ; ce n’est plus dans les domaines de l’idéal qu’il porte sa verve révolutionnaire, c’est au sein même de la réalité. L’Allemagne était en proie à une sorte de marasme ; l’excitation patriotique de 1843, trompée par les souverains qui l’avaient mise à profit, avait fait place à un découragement profond. Tout languissait, les lettres et la politique, la poésie et la prose. Le grand Goethe dominait encore le monde des arts ; il n’en exprimait plus la vie. L’école romantique, d’où sont issus tant de gracieux poètes, faisait pénitence dans l’ascétisme du cloître ; Clément de Brentano s’était condamné à la retraite, et le vieux Goerres expiait à Munich les témérités grandioses de sa jeunesse. Gravité cérémonieuse, science pédantesque, effacement des intelligences, voilà ce qu’offrait l’Allemagne sous la période de la restauration. Un jeune homme sort de Berlin, où il a connu intimement les esprits les plus vifs qui restent encore dans cette Allemagne découragée ; il s’en va par monts et par vaux où le mène sa fantaisie ; il visite les montagnes du Harz, il traverse les paye germaniques et va chercher le soleil de la Toscane ; or, à chaque pas, il rencontre des sujets de méditation, et sa méditation joyeuse et libre va plus vite que la canote ou le vetturino qui l’emporte. Elle n’est pas circonscrite, croyez-le bien, de Goettingue à Munich et de Munich à Florence. L’humanité entière, le moyen-âge et la révolution, le passé et le présent, le présent surtout, voilà ce qui tient en haleine la verve belliqueuse de l’humoriste. Une course aux sommets du Brocken, une soirée d’hôtellerie avec des étudians avinés, la rencontre d’une famille