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n’est occupé qu’à endormir sa peine. Il la berce délicatement, avec une sollicitude étrange. Il se chante à lui-même des chansons, il se raconte des rêves, il évoque maintes images d’une suavité sans pareille. Quelle mère aurait des formes de langage plus caressantes pour apaiser le nouveau-né qui pleure ? Sous l’enfantine harmonie de cette complainte, la douleur est toujours là ; elle saigne, elle crie, et le contraste des sentimens et des paroles produit une impression navrante. N’importe, la grace de l’élégie triomphe ; on se laisse aller avec l’écrivain au courant de sa rêverie, on savoure l’amertume si poétiquement dissimulée, lorsque tout à coup des accens inattendus, les éclats d’une voix stridente, vous éveillent en sursaut :

« Comment peux-tu dormir tranquille, sachant que je vis encore ? ma vieille colère va reparaître, et je briserai mon joug.

« Connais-tu la vieille chanson, la chanson du jeune homme trépassé qui s’en vient à minuit chercher sa bien-aimée, et l’entraîne au fond de la tombe ?

« Crois-moi, ô belle enfant, belle enfant merveilleusement belle, je vis et je suis plus fort que tous les trépassés ensemble. »

Ce n’est plus l’auteur de l’Intermezzo qui parle ainsi, c’est l’auteur d’un nouveau cycle intitulé le Retour (Heimkehr). Le poète, après ses voyages, est revenu aux lieux où il a souffert : il est toujours triste, toujours blessé au cœur ; mais cette fois il ne cherche plus à se calmer, il éclate. L’univers a perdu pour lui désormais la beauté sereine qu’il chantait si bien ; les sermens rompus, les affections trahies éclairent d’une lueur sinistre à ses yeux désenchantés toutes les misères de l’humaine nature. Il plonge jusqu’au fond des noirs abîmes et se complaît dans ces désolantes images. Nul ordre, nulle loi, partout le mal, partout l’impuissance ou la contradiction, partout l’ironie que Dieu a mise dans son univers et que le grand poète de don Quichotte a imitée dans le sien. Ce cycle de strophes amères forme le centre du Livre des Chants ; on y voit comme là rupture éclatante entre la confiante jeunesse de l’auteur et l’expérience toute prête à se venger. Le mélange de la tristesse et de la colère, de la sérénité qui disparaît et de l’ironie qui s’éveille, y est merveilleusement rendu. À une plainte soumise comme celle de l’Intermezzo ont succédé de méprisantes paroles et des images funèbres, où la bouffonnerie se glisse par instans bien que ce ne soit encore qu’une bouffonnerie mélancolique. « Que ce monde est mal fait ! s’écrie-t-il ; qu’il est plein de fragmens inachevés ! J’irai chercher un professeur allemand, qui de tout cela m’arrangera une synthèse. Avec son bonnet de nuit, avec les morceaux de sa robe de chambre il me bouchera, j’en suis sûr, tous les trous de ce grand édifice détraqué. » Ce philosophe à qui il a demandé ses consolations, c’est Hegel ; mais les consolations ne l’ont pas guéri, et il a été forcé de se composer à