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déclamation semble figée ; c’est comme une ombre fantastique revenant au jour, vêtue à la mode des beaux temps révolutionnaires. La dissonnance est on ne peut plus frappante. Il y a bien ici toutefois un à-propos qu’on ne saurait méconnaître : c’est cet à-propos de justice vengeresse qui ramène le sophisme en face de ce qui est son humiliation la plus complète, son plus cruel châtiment. Si le sophisme seul était puni, certes il n’y aurait guère à s’en plaindre ; mais c’est la société tout entière qui porte la peine de ses exploits : elle la porte doublement, dans l’anarchie qu’elle traverse et dans les restrictions qu’elle trouve au bout ; ce qui n’empêche pas le sophisme de rester plein de lui-même, de se croire le représentant souverain de la civilisation, quand il n’a pas laissé un coin du monde à ravager et à couvrir de ruines.

Veut-on, dans un ordre bien différent d’idées, un autre exemple de cette disproportion qui peut éclater parfois entre un écrit et le moment où il vient au jour ? Pulvériser la légalité, le droit des majorités, les prétentions parlementaires, le libéralisme bourgeois, — aujourd’hui, la plume à la main, qui y eût songé à moins d’avoir fait son siège depuis long-temps ? L’auteur de la Légalité ne nous dirait pas que son opuscule était écrit il y a déjà quelques mois, avant les derniers événemens, qu’on le sentirait assez au peu d’à-propos qui s’y fait voir. M. Louis Veuillot est assurément un polémiste de talent à qui on ferait grand tort de ne point attaquer les choses qu’il défend, parce qu’alors il n’aurait pas à les défendre. Il lui resterait, il est vrai, la ressource d’exercer sa verve sans prudence et sans mesure contre ceux qui servent la même cause religieuse sans pouvoir la comprendre absolument comme lui. L’auteur de la Légalité a fait plus d’une fois les plus mordantes peintures de ce pauvre parti de l’ordre qui avait à coup sûr ses divisions et ses incohérences ; l’ironique polémiste n’oubliait qu’un trait du tableau, c’est un conservateur et un catholique activant ces divisions, multipliant les querelles et les exclusions, et faisant du camp religieux une enceinte assez étroite pour qu’il y tienne le moins de monde possible. Que veut prouver M. Veuillot dans ces dialogues qui paraissent aujourd’hui sous le titre de la Légalité ? Sa pensée, si nous la comprenons bien, revient à ceci : c’est qu’entre catholiques et socialistes on peut s’entendre, de catholique à bourgeois, non. À un autre point de vue, le bourgeois est pour M. Veuillot à peu près ce qu’il est pour M. Proudhon ou M. Louis Blanc, ce qui est toujours une analogie fâcheuse. Le bourgeois est constitutionnel, parlementaire, libéral ; c’est lui qui a imaginé ces belles choses, la légalité, le droit des majorités. Pour en faire un portrait si précis, il faudrait cependant s’entendre sur ce que c’est que le bourgeois. Où commence-t-il et où finit-il dans la société ? En réalité, est-ce autre chose que l’homme s’élevant par son zèle, par son travail, par ses lumières, par son intelligence ? Et M. Veuillot pense-t-il que la société actuelle soit en mesure de se passer de cet élément ? Juge-t-il que la société soit bien menacée de notre temps par le fanatisme de la légalité ?

Voici au reste bien des questions peu faites pour agiter les esprits aujourd’hui, si tant est que rien les agite. Elles sont un non-sens dans l’état actuel, et ces polémiques ne sont plus des événemens. Nous pourrions même demander ce qui est un événement pour notre société fatiguée et épuisée d’émotions politiques. Et cependant dans cette société la vie suit son cours, le mouvement ordinaire des choses s’accomplit. Les uns s’élèvent à la puissance, les autres