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poésie de la période qui précède n’ont de secrets pour sa pensée. Il comprend tous les problèmes de la science, il possède tous les trésors de l’art, et il emporte gaiement ce bagage de la vieille Allemagne au milieu des expéditions révolutionnaires d’une génération émancipée. L’Allemagne du spiritualisme et de l’imagination semble descendue dans la tombe ; lui, il l’évoque et la confronte avec les temps nouveaux. Personne ne pouvait se jouer avec plus de grace au milieu des ruines. Avec une cruauté enfantine, avec une tristesse mêlée d’insouciance, il prend je ne sais quel plaisir de raffiné à faire croître maintes fleurs sur des champs de mort ; fleurs charmantes et empoisonnées ! toutes sortes de parfums bizarres s’y confondent, et il est impossible de les respirer sans être ravi et troublé tout ensemble. Est-il triste ? est-il joyeux ? Est-ce le triomphe du libre penseur qui éclate dans sa gaieté ? est-ce la tristesse du poète blessé qui se dissimule sous les accens de l’ironie ? En vérité, le doute est permis sur ce point, ou plutôt ces deux sentimens si contraires forment chez lui un merveilleux accord qui est l’originalité même de ses œuvres. C’est bien le libre penseur, à coup sûr, qui fait cette déclaration hautaine : « Je n’ai jamais considéré la poésie que comme un saint jouet, comme un moyen consacré à un but céleste. Qu’on loue mes chants ou qu’on les blâme, peu importe ; vous placerez un glaive sur ma tombe, oui, un glaive ! car j’ai toujours été un bon soldat dans la guerre de délivrance du genre humain. » Mais que le poète est sincère aussi quand il se joue dans sa fantaisie insouciante ! « Mon poème, s’écrie-t-il, est le songe d’une nuit d’été ; il est sans but, comme la vie, comme l’amour ! » Ou bien : « C’est moi qui ai chanté le dernier chant dans les libres et printanières forêts du romantisme. » Ou bien encore : « Je suis né sur les bords de ce beau fleuve où la folie pousse sur de vertes montagnes ! » Unissez ces deux inspirations différentes, imaginez l’harmonie où ces contrastes puissent se fondre, faites une nature complète de ce libre penseur si vaillamment armé et de ce capricieux poète enivré de sa folie : vous aurez le représentant de toute la période qui a suivi Goethe et Hegel, vous aurez l’auteur des Reisebilder et du Livre des Chants, l’auteur d’Atta-Troll et du Romancero, le brillant, le fantasque, l’insaisissable Henri Heine.

Le moment est venu d’apprécier avec ensemble les travaux de M. Henri Heine. À travers les jeux étincelans d’une imagination aussi prompte à se renouveler, au milieu des rôles divers que l’humoriste quittait ou se donnait tour à tour, la critique, déconcertée quelquefois, pouvait hésiter dans ses jugemens ; elle devait s’attacher surtout à suivre cette fantaisie rapide, à marquer les phases de ses évolutions, à indiquer le rapport des écrits du poète avec le moment qui les voyait se produire et l’espèce d’influence qu’il se proposait d’exercer. Aujourd’hui M. Henri Heine a parcouru le cercle de sa poésie, et son œuvre