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du génie ! » Quelques jours après, il courait de porte en porte convoquer à une réunion chez lui tout ce que la ville comptait de connaisseurs et d’hommes influens : le Stabat entier était exécuté en leur présence, et des applaudissemens unanimes donnaient raison aux transports de Vernet. Revenu en France, il apporta dans toutes les questions agitées autour de lui la même ardeur et la même pénétration d’esprit. Que de fois il étonna les salons où se traitaient les affaires littéraires du moment par la verte franchise de ses critiques ou l’indépendance de ses affections ! Au plus fort du tumulte suscité par l’apparition de Bélisaire, il ne reprochait à la Sorbonne que l’importance qu’elle avait donnée par ses rigueurs à ce livre insipide, et, pour caractériser les aspirations impuissantes de Marmontel, il le comparait sans détours d’expression à un homme dont les sens trahiraient perpétuellement les désirs. Vingt ans plus tard, il était seul à prédire le succès de Paul et Virginie, à s’indigner des suites malencontreuses qu’avait eues la lecture chez M. Necker, et il exigeait de l’auteur qu’il en appelât à la décision de nouveaux juges ; une seconde lecture organisée par ses soins rendait le courage à Bernardin de Saint-Pierre et le vengeait de l’indifférence des érudits. On sait cela ; mais, ce qu’on ignore peut-être, ce qu’en tout cas il est bon de rappeler, c’est que l’homme qui se vouait avec cette activité juvénile à la défense de l’œuvre dédaignée était un vieillard plus que septuagénaire. Le zèle qu’il déploya en cette occasion lui fait-il moins d’honneur que sa perspicacité ? Bien peu auparavant, il avait embrassé avec le même zèle la cause d’un jeune et bien aimable talent contre un injuste arrêt de l’académie de peinture. Mme Vigée-Lebrun s’était vu refuser une place parmi les membres de cette académie, bien que ses gracieux portraits fussent des titres au moins égaux à ceux qu’on avait admis déjà en faveur de plusieurs autres femmes. Vernet, dont les efforts n’avaient pu triompher du mauvais vouloir de ses confrères, s’attache à consoler Mme Lebrun de l’injustice qu’elle a subie, en professant hautement et en tous lieux l’estime que ses œuvres lui inspirent. Lorsque la jeune artiste a acquis, grace à lui, la célébrité à laquelle elle avait droit, il la détermine à se présenter de nouveau, et elle est enfin élue, non sans peine, il est vrai, et en compagnie de la très obscure demoiselle Labille des Vertus, femme Guyard, dont M. Pierre, alors directeur de l’académie, exigea le même jour l’admission comme compensation et en quelque sorte comme correctif.

La maison de Mme Lebrun, devenue bientôt une des maisons les plus brillantes de Paris, fut à peu près pour les artistes de la fin du XVIIIe siècle ce qu’avait été pour les gens de lettres le salon de Mme Du Deffand ou celui de Mme Geoffrin. Tous ceux qui s’y réunissaient, et le nombre en était grand, y apportaient le même goût pour l’analyse, la même