Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous avez raison, dit le passeur ; ne craignez rien, il y aura une preuve, et celle-là, vous ne la nierez pas, car vous l’aurez fournie vous-même.

— Que veux-tu dire

— Quand l’affaire de Burel a été instruite, maître Richard s’était sagement absenté, reprit Robert ; aussi n’a-t-il pas su, faut croire, qu’on avait retiré de la plaie du mort la bourre du coup de fusil qui l’avait tué. C’était un morceau de feuille d’un vieux livre, et la justice avait inutilement cherché le reste de la page ; mais moi, je l’ai trouvé.

— Où cela ?

— Dans votre Barême.

Le grand boisier ne put retenir un cri étouffé.

— Or, comme je l’ai à cette heure chez nous, continua Robert, vous concevez que je peux l’apporter aux juges, qui recommenceront l’affaire, et, une fois sur la vraie route, ils n’auront pas de peine à deviner pourquoi le contre-maître qu’Antoine Burel voulait congédier a trouvé plus avantageux de mettre lui-même son bourgeois sous terre, à cette fin de succéder à ses marchés et de faire fortune à sa place.

— Tu ne feras pas ça, Robert, tu ne le feras pas ! dit Richard les dents serrées et l’œil plein de flammes.

— C’est à savoir, reprit le passeur. Je me suis tu autrefois, parce que je me disais toujours que la nuit les meilleurs yeux peuvent nous tromper ; mais depuis quelques mois je suis sûr, j’ai une preuve : aussi du diable si la Renée reste plus long-temps sous votre volonté ! Sa mère ne peut parler de dessous terre, sans quoi elle la dégagerait de sa promesse. — Si donc, pour lui rendre sa liberté, il faut vous ôter la vôtre, que Dieu vous secoure ! aussi vrai que j’ai une barque sous les pieds, je déclarerai tout !

— Tu n’en auras pas le temps ! cria Richard.

Et, se jetant sur le passeur, il le renversa au bord du bac en s’efforçant de le précipiter au dehors. Un cri sauvage et la pointe d’un fer aigu qui lui déchirait la poitrine l’obligèrent à se rejeter en arrière. La sourde-muette était devant lui le harpon à la main et prête à frapper.

— Bien, la Claude ! cria Robert en se relevant ; par mon salut, elle a compris la recommandation, et j’avais bien fait d’être sur mes gardes. — Allons, maître Richard, c’est fini de rire ; passez à l’autre bout du bac, et pas de farces, ou je vous harponne comme un saumon ! — À la rame, la Claude ! nous voilà à la dérive, et, si le jusant nous prend, nous n’arriverons pas ce soir.

En parlant ainsi, le passeur avait repris à la sourde-muette son harpon et indiqué la proue au grand boisier d’un ton qui n’admettait