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— Que t’importe ? répliqua-t-il ; occupe-toi de ta rame, l’essoufflé, et ne bavardons pas.

— J’ai espérance, reprit Robert sur le même ton, que la mauvaise humeur du boisier une fois passée, il n’aura pas abusé de ce qu’avait dit la chère créature, et qu’il ne voudra pas faire son malheur et celui du gars Urbain.

— Le malheur de ton fils ? dit Richard avec un rire haineux ; que je sois damné si j’en ai plus de souci que du bouillon d’eau qui passe là sous notre barque ! Que me fait à moi sa tristesse ou son contentement ? Est-ce qu’il y a donc quelque chose de commun entre nous ?

— Qui sait ? dit Robert de son même accent ferme et calme ; les passeurs voient un peu dans la vie de tout le monde, maître Richard ; il ne faut jamais leur heurter trop durement du coude dans le cœur, de crainte qu’ils ne se fâchent, et que de male rage ils n’aillent dire des choses qui vous mettraient dans l’embarras.

— Par tous les diables ! je t’en défie, s’écria l’entrepreneur.

— N’en faites rien, reprit Robert en secouant la tête ; voilà pas bien long-temps qu’en passant de même ici avec les gens de l’autre bord, vous m’avez poussé à bout, et qu’il m’a fallu raconter une histoire… que vous ne devez pas avoir oubliée.

— Moi ! quelle histoire ? demanda le grand boisier ; que je sois damné si je sais de quoi tu veux parler !!

— Ah ! vous ne vous souvenez plus ? reprit ironiquement le passeur ; eh bien donc ! ce jour-là vous m’avez forcé à raconter comment avait été tué Antoine Burel.

— Possible, dit Richard ; qu’est-ce que ça me fait à moi ?

— Ça fait, continua Robert, que, si je ne m’étais pas retenu, j’aurais pu en dire davantage.

— Quoi donc ?

— J’aurais dit que je n’avais pas seulement vu l’assassin, mais aussi… que je l’avais reconnu !

— Toi ! répéta Richard, c’est impossible ! comment aurais-tu pu le distinguer dans la nuit ?

— Au clair de lune.

— Mensonge ! il n’y en avait pas.

— Vous y étiez donc pour le savoir ? s’écria Robert, qui le regarda en face.

Richard se troubla et devint d’une pâleur livide.

— Misérable ! bégaya-t-il, prends garde à ce que tu vas dire… Je comprends ton projet… Tu veux m’effrayer… pour me faire consentir au mariage de la Renée avec ton fils ;… mais il ne suffit pas d’une accusation…