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— Toujours n’est-ce pas de quoi lever si haut la tête ! reprit la jeune fille.

— Ce n’est pas non plus de quoi la baisser, répliqua plus vivement le jeune homme.

Elle le regarda d’un air ironique et dit : — Ah ! vous êtes donc pour la Renée, mon gars ?

— Et vous, vous êtes donc contre elle, ma fille ? demanda Urbain.

— Prenez garde d’en dire trop de bien ; ça pourrait lui faire tort.

— Il n’y a pas de danger ; vous en direz tant de mal, que ça lui fera encore plus de bien.

— Ce que c’est que de se trouver voisins, on devient amis !

— C’est depuis que la Manon demeure près de joli Pierre qu’elle a découvert ça !

— Je parie que vous parlez tous les jours à la Renée.

— Faudrait, pour ça, aller couper l’herbe au même pré.

Ici les rires des auditeurs redoublèrent. Manon se mordit les lèvres et changea de visage ; le passeur s’entremit.

— Allons, la paix ! dit-il avec une certaine autorité ; vont-ils pas se déplumer pour ce qui ne les regarde pas ? Voyons, la Manon : le gars n’a pas de mauvaises intentions, ma fille ; ne prends pas l’air d’une poule qui voit descendre l’épervier. Vous y alliez de si grand cœur, que la Claude en a pris l’air tout effaré.

Les yeux de la sourde-muette étaient, en effet, fixés sur son frère et sur la jeune fille, dont elle suivait tous les mouvemens en s’efforçant de deviner l’objet du débat. Le geste par lequel on avait désigné la maison de Richard l’avait sans doute mise sur la voie, car elle adressa vivement à son père quelques signes accompagnés d’un gloussement inarticulé, et le passeur s’écria : — Dieu nous secoure ! elle a compris ! — Oui, oui, c’est bien ça, pauvre créature, on parlait de la filleule de Richard

Ces mots étaient accompagnés de gestes explicatifs que la sourde-muette accueillit par une sorte de grognement et en frappant du poing ses genoux, ce qui était toujours chez elle une expression de colère ; mais, avant qu’on eût pu s’expliquer la cause de son mécontentement, une nouvelle bande de paysans qui arrivaient compléta le nombre des passagers et força Robert à pousser au large.

Le bac, pesamment chargé, s’avançait avec lenteur en coupant le courant que la descente de la marée rendait plus rapide ; la Claude et Urbain étaient aux avirons. Le passeur, au lieu de se tenir à l’arrière, place habituelle des patrons dans les barques qui gouvernent, était assis à l’avant, d’où il donnait les ordres et percevait le péage. Il venait de laisser tomber la dernière pièce de cuivre dans la poche de toile cousue au dedans de sa veste, quand le bac atteignit le milieu de la