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après les combats particuliers viendra le combat général. » Je serais allé ce soir-là chercher querelle à Lucifer : j’entrai avec mon Bolino dans un café.

Je m’avançai vers un groupe d’officiers que je vois encore assis tranquillement autour d’un bol de punch. J’avisai celui d’entre eux qui me semblait avoir la plus martiale figure, et je lui demandai en italien s’il serait homme à se donner le lendemain matin un coup d’épée avec un chevalier de la Lombardie. Comme sa réponse tardait, je fis un geste dont heureusement on prévint l’effet, mais qui amena autour de moi une confusion épouvantable. Quand je sortis du café, après avoir reçu et accepté dix provocations, je cherchai en vain Bolino : il avait disparu.

Le lendemain, la police autrichienne me faisait saisir à mon domicile et transporter en France. J’y étais depuis quelques jours, en proie à une rage indicible, me demandant par quels moyens j’irais assouvir à Milan ma soif de vengeance contre l’Autriche, et surtout ma soif d’amour pour la Tulipani, quand je reçus une lettre d’André Mévil, qui, parmi beaucoup d’autres choses, me disait à peu près ceci :

Cornélia est partie avant-hier pour Turin avec Bolino. J’ai tout lieu de croire que le tribun et la danseuse ont contracté leur union le soir même où tu t’es déclaré le champion de la Lombardie. Leurs yeux et leurs pieds n’avaient pas cessa ; de se parler pendant le souper où tu t’es grisé. Mon cher George, je te félicite de ce dénoûment. L’amour de la Tulipani te devenait funeste. Les femmes… »

Ma foi, je n’ai pas besoin de me rappeler la morale d’André Mévil. Après cette lettre, je fus atterré. J’eus presque envie, sur ma parole, de me guérir, comme dit le troupier, avec un morceau de plomb et une pincée de poudre. Heureusement je n’en fis rien. C’eût été une triste fin pour une ridicule cause, mais je caressai et je finis par adopter tout-à-fait un projet qui depuis long-temps s’offrait souvent à mon esprit. Je me fis soldat. Je pensai que cette vie me laverait des souillures contractées par tout mon être dans une autre vie, m’ôterait bien des sottes inquiétudes, bien des fâcheux désirs, bien des tristes embarras. Je pensai que mon cœur trouverait dans cette noble et virile existence comme une sorte d’oubli vengeur des honteuses et débiles souffrances qui l’avaient oppressé. Je crois que je ne se suis pas trompé. Mes amis, vous comprenez ce qui s’est passé et ce qui se passe encore en moi, si vous avez compris mon histoire, histoire douloureuse et instructive, mais que j’ai mutilée, tronquée, sans que cela puisse m’être imputé à mal. Que voulez-vous ? je suis un soldat, et je ne peux ni ne voudrais, je crois, prendre le temps d’exprimer ce que j’ai pris trop le temps de sentir.


PAUL DE MOLENES.