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— Bien au contraire, dit le passeur, la Renée est toujours prête à nous rendre service.

— C’en est une, celle-là, qui a de la chance, interrompit la jeune Manon ; rester orpheline sans un rouge liard et trouver un parrain qui vous donne tout à discrétion !

— Ne croyez donc pas que ce soit pure générosité, reprit le joli Pierre : au dire des boisiers de la Bretèche, maître Richard lui doit la meilleure part de ce qu’il gagne, car si c’est lui qui tient la toise, c’est elle qui tient la plume, et, comme on dit, les bons comptes font les bonnes maisons.

— C’est vrai que la Renée est une savante, dit le père Surot ; elle a bien été six ans au couvent, en petite pension[1].

— N’ayez pas de souci qu’elle l’oublie, répliqua Manon d’un ton rogue, elle en parle aussi souvent que la Béraud de ses jupes et de ses bijoux.

— Allons, tu lui en veux, parce qu’elle est plus brave que toi ! dit le vieux paysan en souriant.

— Moi ! s’écria Manon, qui rougit, ah ! Jésus ! si on peut dire ! c’est bien la dernière de mes peines. La Renée n’a qu’à porter du drap et des rubans, si c’est sa fantaisie !… elle n’est point la seule… et je ne la vois pas plus belle que les autres…

— Mais que reproches-tu donc à cette pauvre créature ? reprit Surot ; c’est-il d’être la filleule du grand boisier ?

— Dame ! répondit méchamment Manon, il y a un proverbe qui assure que les loups ne sont jamais parrains des brebis.

— Ah ! vous aimez les proverbes, la Manon ? interrompit Urbain, le fils du passeur, qui avait jusqu’alors gardé le silence ; dans ce cas, je pourrai vous en apprendre un qui vous sera de grande usance ; c’est celui qui dit :


Chien qui mord, femme qui déchire,
De tous les fléaux sont le pire.


Les assistans se mirent à rire ; mais la paysanne s’indigna.

— Qu’est-ce que me fait votre proverbe ? s’écria-t-elle aigrement ; est-ce que je lui veux du mal à votre Renée ? C’est-il pas le père Surot qui m’a accusée d’être envieuse ? envieuse de quoi, voyons ? Dirait-on pas que c’est une grande gloire d’avoir un parrain que tout le monde voudrait voir couché au cimetière ?

— Quand ce serait la vérité, fit observer Urbain, vous savez que la faute n’en est pas à Renée.

  1. Les couvens ont des pensions de prix différens, qui établissent une distinction entre leurs élèves. La petite pension est surtout destinée aux jeunes paysannes aisées.