Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nos côtes occidentales, les chalands, surchargés par les fermiers qui ramenaient leurs troupeaux des foires ou par les femmes qui revenaient des pèlerinages, avaient plus d’une fois sombré, léguant aux conteurs de veillées et aux poètes des paroisses un éternel sujet de récits ou de complaintes. Qu’on ajoute les crimes commis sur ces carrefours des eaux, les romanesques aventures d’amour, les miraculeuses rencontres de saints, de fées ou de démons, et l’on comprendra comment l’histoire des passeurs (c’était le nom donné aux conducteurs de bacs) formait un des chapitres les plus dramatiques de ce grand poème éternellement embelli par l’imagination populaire.

A. vrai dire, l’existence de ces hommes avait quelque chose d’étrange. Leurs barques, espèces de ponts qui marchaient sur les eaux, étaient devenues leurs demeures. Aux jours ordinaires, ils y attendaient souvent pendant des heures le cri d’appel du piéton isolé, qui entrait dans le bac sans s’asseoir, leur jetait son obole, et continuait sa route. Pour eux, tout visage ne faisait que passer, tout entretien n’était que l’échange de quelques mots ; leur vie se composait seulement d’apparitions fugitives et de courts épisodes. Forcés ainsi de tout saisir au passage, en mesure de recueillir mille indices et jouissant des longs loisirs qui sollicitent la méditation, les passeurs acquéraient, comme les bergers, une lucidité subtile qui leur permettait de lire là où les autres ne voyaient rien d’écrit. Ils devaient à cette supériorité une certaine indépendance que maintenait encore leur position exceptionnelle. Chacun avait, en effet, besoin de leurs services sans qu’ils eussent besoin de personne. Maîtres de hâter ou de retarder le voyage de celui qu’ils transportaient, ils le tenaient momentanément dans leur dépendance sans dépendre jamais de lui. On comprend l’espèce d’avantage que pouvait leur donner une pareille condition sur des riverains fréquemment obligés d’invoquer leur bonne volonté. Toujours présens d’ailleurs à un passage inévitable, ils y exerçaient forcément une surveillance à laquelle peu de choses échappaient, et nulle personne sage n’eût voulu s’attirer la malveillance de ces portiers des deux rives.

Robert Letour, établi à l’embouchure de la Vilaine, connaissait ces privilèges, et en usait dans une juste mesure. Fils et petit-fils de passeurs, il tenait à maintenir la dignité de sa profession. Depuis vingt-six ans que le bac de La Roche-Bernard lui était confié, pas un voyageur n’avait eu à se plaindre de son inexactitude ou de son imprudence, mais pas un d’eux non plus n’avait impunément essayé de lui imposer son caprice. Ses seuls aides étaient son fils Urbain et sa fille Claude. Bien qu’ils fussent nés tous deux de la même mère, jamais frère et sœur n’avaient présenté un contraste plus frappant. Le premier était un beau garçon de vingt-quatre ans, vêtu avec une propreté recherchée et élevé aux écoles de Vannes, où on le citait également pour