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terme, il n’y a jamais de distinction entre telle ou telle période du siècle, et cependant, lorsqu’on regarde au fond même des choses, et qu’on veut réduire aux faits positifs ces jugemens absolus, l’erreur éclate aux yeux, et l’on reconnaît vite qu’il n’y a peut-être pas, dans toute notre histoire, une période plus variée dans ses aspects et qui présente, à la distance des années, des différences plus profondes ou des rapprochemens plus singuliers. Les règnes successifs qui se partagent la durée du siècle représentent entre eux la royauté française, — par Louis XIV, dans ce qu’elle a de plus fort et de plus puissant, — par Louis XV, dans ce qu’elle a de plus insouciant et de plus débauché, — par Louis XVI, dans ce qu’elle a de plus vertueux, on pourrait même dire de plus austère et de plus saint. Ce siècle du scepticisme est aussi le siècle des grandes expiations. La loi mystérieuse et terrible de la transmission des fautes et de leur rachat par le sacrifice s’y développe avec une logique saisissante. Ce sont les justes qui sont immolés. Le fils de saint Louis monte au ciel, et son sang lave les souillures du Parc-aux-Cerfs, comme le sang des prêtres de l’Abbaye rachète les indignités des Dubois et des Tencin. On avait vu renaître à Saint-Médard toutes les folies des âges les plus barbares ; on vit mourir sur la place de la Concorde des confesseurs et des martyrs, comme aux jours de la primitive église.

Dans l’ordre politique ou intellectuel, l’histoire du XVIIIe siècle offre une foule de points aussi obscurs et aussi dignes d’étude que ceux dont nous venons de dire quelques mots. Ainsi on a dit que c’était aux philosophes qu’il fallait faire remonter la responsabilité des excès de cette triste époque. Cette affirmation, cent fois répétée, a aujourd’hui dans notre histoire force de loi, et les philosophes eux-mêmes l’ont défendue, sans doute pour se donner plus d’importance ; mais, pour quiconque veut tenir compte des réalités, il est évident qu’il existait dans la nation, en dehors de la philosophie, un besoin général de réformes, que ces réformes étaient économiques, judiciaires et administratives plutôt que politiques, que depuis bien des siècles déjà les états-généraux ne cessaient de les appeler de tous leurs voeux, et que la philosophie, de ce côté, était devancée par l’opinion. Il n’est pas moins évident que l’opposition politique partit, à l’origine, non pas des gens de lettres, mais de la haute noblesse et de la bourgeoisie janséniste et parlementaire, et que le premier écrivain qui exerça sur les masses une action directe et souveraine, ce fut Rousseau, le véritable apôtre non pas seulement de la révolution, mais du socialisme moderne. Plus que personne peut-être nous nous défions des rectifications en histoire ; mais la lecture attentive du document curieux qui nous a fourni l’occasion de ce travail ne laisse, en ce qui touche l’époque qui nous occupe, aucun doute dans notre esprit. Parmi toutes les périodes de notre histoire, l’étude du XVIIIe siècle est celle qui, jusqu’à ce jour, a été faite avec le plus de partialité. Nous la recommandons comme une mine féconde aux esprits sérieux, car ils y trouveront pour leur temps et pour eux-mêmes de grandes et salutaires leçons, et ils apprendront là mieux que partout ailleurs ce qu’il en coûte aux peuples comme aux individus, quand ils oublient que la vie a un but plus noble et plus élevé que la richesse, le bien-être matériel, la satisfaction des sens et les amusemens frivoles.


CHARLES LOUANDRE.