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— Je vous aime et je souffre, Cornélia.

— Eh bien ! George, fit-elle, écoutez-moi…

J’eus alors tout un discours, qu’André m’avait déjà raconté et qu’il appelait le, discours d’ouverture : c’était en effet la série d’engagemens que cette reine changeante de tant de cœurs prenait avec tous ses sujets. La Cornélia était décidée à se sacrifier pour moi. L’amour n’avait jamais été pour elle un plaisir. Elle avait toujours tenu d’une main distraite, et sans y trouver l’ivresse, la coupe des terrestres voluptés. C’était autrefois une recherche inquiète, une fatale poursuite de l’idéal qui la poussaient, comme don Juan, à travers d’arides et incessantes aventures ; maintenant elle avait chassé de son cœur, purifié et agrandi ; jusqu’à cette noble et douloureuse passion. Aussi se donnerait-elle à moi sans illusion, sans espoir, pour obéir à un devoir sacré de charité. — Mon ami, me dit-elle, je vous dirai : Prenez, ceci est mon sang ; prenez, ceci est ma vie, avec cette vaillante et résignée tristesse du Christ.

— Vous êtes grande, m’écriai-je, Cornélia !

— George, me dit-elle en se laissant tomber dans mes bras, que cette heure soit toujours sacrée pour vous !

— Tra deri, dera. Mes amis, j’ai envie de rire à présent et je ris. Mais voyez un peu quels étranges phénomènes se passent dans les cœurs compliqués ! Cette petite comédie que je savais d’avance, où j’avais soigneusement étudié mon rôle, dont je m’étais amusé maintes fois avec Mévil, dont je crois même qu’inférieurement je me moquais jusqu’à cet instant-là, remplit cependant mes yeux de larmes, mon sein de transports. Oui, ma chère Tulipani, tu as fait partie de ma jeunesse ; après tout, je t’ai aimée.


III

Il n’est pas d’union, parmi celles dont s’afflige ou doit se réjouir la loi sociale, pour qui ne luise cette bénigne lune qu’on appelle la lune de miel. Pendant une semaine tout entière, cet astre mystérieux jeta sur la Tulipani et sur moi ses plus doux rayons. Je ne m’inquiétais de rien, je ne désirais rien ; mon cœur avait chaud. Je logeais en moi cet hôte passager que nous nommons le bonheur. On dit que certains momens ne peuvent pas se raconter. Je pourrais fort bien raconter, je le sens, cette époque enchantée de ma vie, mais je crois qu’en vérité cela m’attristerait : il n’y a que la souffrance dont il soit doux de se souvenir ; arrivons donc aux souffrances. Un beau jour je m’imaginai d’être jaloux de Cornélia.

Voyez un peu la belle invention ! et pourquoi tel jour plutôt que tel autre fus-je atteint de cette folie-là ? C’est ce qu’il me serait impossible de dire : notre ame a une vie fatale et inconnue comme la vie