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années du règne de Louis XV, ce qu’on appelle la littérature et la philosophie du XVIIIe siècle n’avait point encore fait son avènement dans le monde. Il y avait çà et là dans les cercles littéraires quelques épicuriens qui vivaient d’une vie dissipée et galante, et quelques écrivains de bas étage qui rappelaient les Théophile et les d’Assoucy ; mais personne encore n’avait érigé la corruption en système, personne encore ne tenait école d’incrédulité : la corruption était dans les cœurs, l’incrédulité dans les esprits, avant d’être dans les livres. La lecture de Barbier suffirait seule à dissiper tous les doutes à cet égard ; la cause de la dépravation des mœurs publiques éclate à chaque ligne dans son journal. C’est dans toutes les classes de la société un désir effréné d’être riche, un besoin non moins effréné d’amusemens, le luxe et le dégoût des travaux sérieux.

S’amuser, bien vivre et satisfaire par tous les moyens possibles aux exigences d’une vie sensuelle et raffinée, telle fut, dans la première période du XVIIIe siècle, la devise de la plupart des hommes appartenant aux classes élevées de la société. La noblesse donna le signal, la bourgeoisie s’empressa de l’imiter dans son faste, et surtout dans ses vices. Certains désordres qui, sous le règne de Louis XIV, n’avaient été qu’une exception devinrent une règle à peu près générale, et, chose vraiment bizarre, la décadence s’annonça par un changement complet dans la distribution et l’ameublement des maisons. Sous Louis XIV, tout était vaste, majestueux, ouvert à la lumière et fait en quelque sorte pour des hommes destinés à vivre à découvert. Sous la régence, on rétrécit les appartemens, on chercha l’ombre et le mystère, et dans la décoration intérieure on multiplia les futilités, les peintures, les images licencieuses. Le boudoir des courtisanes remplaça la ruelle des précieuses ; le luxe de l’ameublement fut poussé si loin, qu’il suffit souvent à engloutir les plus grandes fortunes. Les femmes surtout montraient pour les meubles rares et précieux une véritable passion, et la marquise de Pompadour monta si richement sa maison, elle y entassa tant d’étoffes précieuses, tant d’objets d’art et de fantaisie, qu’à sa mort la vente de son mobilier dura pendant toute une année. Dans certains hôtels, on comptait plus de cent domestiques, dont la plupart n’étaient point connus de leurs maîtres ; les chevaux n’étaient pas moins nombreux que les laquais, et partout on tenait table ouverte. Le célèbre traitant Samuel Bernard dépensait chaque année, pour les dîners seulement, 150,000 livres. Cette question de la bonne chère, des fins soupers et des vins exquis préoccupe vivement Barbier. Elle reparaît dans la plupart des biographies qu’il trace des personnages de son temps, et, quand un grand fonctionnaire est nommé dans la magistrature elle-même, il se demande presque toujours non pas s’il remplira dignement ses fonctions, mais s’il pourra suffire aux dépenses de table que lui impose sa nouvelle dignité. Il raconte aussi comme une chose très importante que, quand le parlement fut exilé à Pontoise, le roi eut la délicate attention de donner ordre aux voitures de marée de s’arrêter dans cette ville, pour adoucir la disgrace de la cour souveraine, en procurant à ses membres le plaisir de manger du poisson frais, et, à la façon dont il s’exprime, il est facile de voir que cette faveur ne fut pas sans influence sur la conduite politique des parlementaires.

Le jeu, les bals masqués et les petites maisons s’ajoutèrent comme une plaie nouvelle au luxe de l’ameublement et de la table, et ici encore il est facile de