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Une intéressante publication récemment entreprise par la Société de l’histoire de France et confiée aux soins d’un habile éditeur, M. de La Villegille, vient, non pas de combler, mais de rendre moins regrettable cette lacune que nous avons signalée entre les Mémoires de Saint-Simon et les Mémoires secrets. La publication de M. de La Villegille offre, dans sa partie la plus importante, la reproduction du journal d’un habitant de Paris, Jean-François Barbier, né en 1689, mort en 1771. Avocat au parlement dès 1708, Barbier, dont aucune biographie n’a fait mention jusqu’ici, a recueilli, de 1718 à 1761, jour par jour, pour ainsi dire, le souvenir de tous les événemens qui se sont accomplis sous ses yeux, tous les bruits de la ville et de la cour, tous les scandales des théâtres et des salons. Il a très peu parlé de lui-même, et tout ce que l’on peut savoir de sa personne, c’est qu’il resta célibataire, qu’il demeura toute sa vie rue Galande, et qu’après le bonheur de donner des consultations et d’arrondir son patrimoine, il n’avait pas de plaisir plus grand que d’écrire son journal et de passer ses instans de loisir dans une petite maison de campagne, située au bois de Boulogne. Barbier n’est ni un homme de lettres, ni un philosophe, ni un janséniste, ni un chrétien, ni un athée ; c’est un bourgeois parisien, c’est-à-dire une espèce à part dans l’espèce humaine, un Français qui ne ressemble pas aux autres Français, un mélange singulier de scepticisme et de crédulité, qui montre plus d’esprit que de raison solide, s’arrête et s’amuse volontiers aux petites choses, tout en jugeant souvent les grandes avec une remarquable sagacité. Occupé à la fois de plaisirs et d’affaires, ennemi de la noblesse parce qu’il n’était pas noble, très entêté de sa profession d’avocat et toujours malveillant pour ses confrères, respectueux envers le roi et très enclin à médire des ministres, Barbier, en écrivant son Journal, a pour lui-même et pour les autres l’inappréciable mérite de la franchise. Il dit ce qu’il sait, sans chercher la phrase, sans réticences, avec le mot vif et cru, et souvent il fait de l’histoire, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le vouloir et sans le savoir. Cependant l’histoire, sous sa plume, ne sort jamais du cadre étroit de l’anecdote, et, en le suivant à travers ses souvenirs, nous resterons sur le terrain où il s’est placé.

Ce qui frappe, et surtout ce qui attriste à la lecture du Journal de Barbier, quand on se reporte aux belles années du XVIIe siècle, aux luttes héroïques des derniers temps de Louis XIV, à cette administration sévère, régulière et forte, c’est de voir avec quelle rapidité, chez une nation mobile comme la nôtre, les mœurs et les institutions se dégradent et s’énervent. On tombe brusquement et, pour ainsi dire, sans transition, de la politesse et de la galanterie délicate et retenue au cynisme et à la dépravation éhontée, de Versailles aux petites maisons, des ballets de Molière et de Lulli aux bals masqués de l’Opéra, des solitaires de Port-Royal aux convulsionnaires de Saint-Médard, de Pascal à M. de Montgeron. On a souvent rendu les gens de lettrés et les philosophes responsables de cette dégradation ; leur action sur la décadence morale de la société française s’est assez fâcheusement signalée pour qu’il soit inutile d’en exagérer l’importance ; l’intérêt du Journal de Barbier est précisément de faire à la magistrature, à l’armée, à la bourgeoisie, la part qui leur revient dans les préludes de la crise que les philosophes et les gens de lettres ont eu plus tard le triste honneur de faire éclater. Sous la régence et dans les premières