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charmante conductrice me présenta à sa famille assemblée, une mère, deux frères et deux soeurs, en tout six personnes. On m’accueillit avec une cordialité presque obséquieuse. C’était l’heure de la comida ; bon gré mal gré, il fallut me mettre à table. Les différens mets se composaient de masamora, de tamal étendu sur des feuilles de maïs, et d’une sorte de pâte épaisse formée de garbansos, de pommes de terre, de maïs et de viande hachée. Au centre de la table se dressait un immense, mais unique verre plein d’eau. — Où donc est la Ascension ? dit la mère, quand nous eûmes pris place. — Me voici, répondit ma compagne. Je jetai les yeux au fond de la chambre, et je vis la Ascension en robe blanche : sa saga, couleur de smalt, dont elle avait lâché la coulisse, venait de s’abattre sur ses pieds ; en ce moment, elle laissait glisser de la même manière son crêpe de Chine. L’ange se dépouillait de ses ailes ; mais en son lieu restait une charmante mortelle, qui vint, le sourire aux lèvres, s’asseoir en face de moi. Le dîner commença ; chacun prenait avec les doigts, qui la masamora, qui le tamal, et, à tour de ronde, buvait une gorgée dans le verre commun.

Sous le spécieux prétexte que je n’avais pas d’appétit, j’avais voulu refuser une portion de picanti, mais je dus céder aux instances de mes hôtes, qui poussaient jusqu’à la tyrannie leurs prévenances hospitalières. J’eus à peine avalé cette composition que sa perfidie voilée d’abord sous un goût assez agréable, se révéla tout entière. Le capsicum dont elle était chargée m’incendia en un instant le gosier et l’estomac. Je voulus boire, mais la vue du verre me remplit de découragement. Je le saisis pourtant en fermant les yeux avec un geste désespéré, et je le vidai d’un trait. Jamais, mieux qu’en cet instant, je n’ai compris l’exploit de Bassompierre buvant aux treize cantons. — J’étais à peine remis de ma mésaventure, qu’une boulette de mie de pain vint me cingler le visage. Je fis d’abord une assez bonne contenance ; mais un second projectile vint presque aussitôt me crever à peu près l’œil. Cette fois je bondis, et dus faire, à ce qu’il paraît, une grimace assez grotesque, car la Ascension éclata d’un fou rire, qui trahissait la coupable. Mes hôtes, remarquant ma surprise, m’invitèrent à riposter, en m’assurant que la boulette était le trait d’union dont se servaient pour se joindre à table les couples sympathiques. — Une telle explication ne me laissait rien à dire, et je l’acceptai de fort bonne grace. Nous nous levâmes enfin : les hommes roulèrent des pincées de tabac dans des feuilles de maïs et lancèrent à l’envi des jets de fumée ; les jeunes filles, couchées dans un hamac qui joignait en diagonale les extrémités de l’appartement, chantèrent des romances en s’accompagnant d’une guitare, et la soirée se termina par des samacuecas qu’elles exécutèrent, à ma demande, avec une désinvolture toute péruvienne.