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pas d’employer pour leur saga y manto si célèbre, et ainsi nommée parce que les principaux élémens de ce costume exceptionnel sont un jupon et une mante[1]. La solennité de Noël nous permettait d’observer, en regard du pittoresque costume des femmes de la ville, les vêtemens plus simples, mais non moins gracieux, des cholitas et des sambas, aux figures brunes ou cuivrées, encadrées dans un immense chapeau de paille enrubanné. Les hommes se montraient aussi sur la place, mais en petit nombre. La plupart des citadins, tristement vêtus à l’européenne, se promenaient sous les portales les campagnards et les moines apportaient seuls leur contingent d’originalité au spectacle qui nous surprenait, les premiers avec leurs ponchos bariolés assez semblables aux dalmatiques du moyen-âge, les seconds portant l’habit de leur ordre. C’étaient, par exemple, les franciscains en robe bleue, les dominicains en robe blanche et en camail noir, les hermanos de la buena muerte, puis d’autres confréries religieuses en frocs gris et bruns. On les voyait traverser à chaque instant la place, et plusieurs d’entre eux se mêlaient familièrement aux différens groupes de femmes. L’animation prit un caractère plus violent à la sortie des offices ; dès que la cathédrale eut commencé à vomir par toutes ses portes des flots de peuple, mille clameurs s’élevèrent. Des musiciens nègres, sous prétexte d’implorer la charité des fidèles, commencèrent de complicité un charivari barbare. Les courtiers de loteries criaient la suerte, les mistureras vantaient leurs fleurs ; les tamaleros et les frespueras[2], dont les buffets occupaient le centre de la place, offraient avec succès, ceux-là leurs ragoûts incendiaires, celles-ci leurs boissons rafraîchissantes. Ainsi vu à la surface, entouré de prestigieux accessoires, ce peuple nous paraissait bien le plus fortuné du monde. Les hommes, cigare ou cigarette en bouche, se complaisaient dans la calme volupté du fumeur. Il y avait chez toutes ces femmes qui s’agitaient, caquetaient, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, faisaient la roue au grand soleil, tant de jeunesse, de grace et d’élégance, leur regard

  1. Le costume des Liméniennes a été si souvent décrit, que nous croyons inutile d’entrer à ce sujet dans de longs détails. Nous rappellerons seulement que la soya ou’ jupe collante est ajustée à la taille au moyen d’une coulisse ; froncée sur les reins et repoussée à quelques pouces au-dessous de la ceinture par un vêtement intérieur fortement gommé, elle s’éloigne du corps en formant mille plis réguliers. D’ordinaire la saga s’arrête à-la hauteur de la cheville et laisse à découvert un petit pied du galbe le plus aristocratique, chaussé toujours avec un bas de soie couleur de chair et un soulier de satin blanc. La mante est un tissu élastique de soie noire, dont la Liménienne ramène les deux côtés sur son visage de manière à le voiler tout entier, en ménageant toutefois à l’un de ses yeux une ouverture étroite qui sert à diriger la marche. Le châle est la partie la plus luxueuse du costume liménien ; pour peu qu’une femme se pique d’élégance, elle ne porte qu’un crêpe de Chine couvert de fleurs et de feuillages, aussi surprenant par la richesse que par la merveilleuse harmonie de ses nuances.
  2. Marchandes de fleurs, cuisiniers et limonadières.