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aux poursuites, en cas de résistance sérieuse. Souvent, assure-t-on, un incendie allumé à dessein a débarrassé la route de ce dangereux voisinage ; mais la plante vivace, poussant avec vigueur de nouveaux rejetons, semble, comme le phénix, renaître de ses cendres.

Cependant la cholita reprenait son assurance, car aucun symptôme inquiétant ne se manifestait. Nul bruit, nul mouvement ne troublait la parfaite tranquillité de la campagne ; pas un souffle d’air ne courbait la cime des roseaux poudrés à blanc par la poussière, et l’omnibus se traînait péniblement dans son nuage, tandis que le cochero sifflait une resbalosa et fouettait ses chevaux en manière d’accompagnement. Bientôt nous pûmes reconnaître que nous approchions de Lima. La campagne changeait d’aspect ; ce n’était pas encore la fertilité, mais ce n’était plus cette désolante monotonie qui attriste le regard durant les trois quarts du chemin. Quelques chacras montraient leur toiture grise dans les bouquets de figuiers et d’orangers ; des bananeries, des champs de maïs et d’alfalfa découpaient au loin dans la plaine des figures géométriques. Enfin nous entrâmes dans une avenue de saules qui, rejoignant leurs rameaux, forment une voûte de verdure et versent sur la route une ombre épaisse dont on apprécie le bienfait après deux heures de véritable torture. Entre le chemin et les contre-allées affectées aux promeneurs coulent des acequias (canaux d’eau courante) qui fertilisent une infinité de plantes et de fleurs agrestes, et de distance en distance s’ouvrent de larges ronds-points entourés de petites murailles en briques le long desquelles règne un cordon de bancs. Ces ronds-points avaient été jugés nécessaires pour faciliter les évolutions d’équipages à une époque où la ville de Lima luttait de splendeur avec les plus riches cités de l’ancien monde. Hélas ! sur cette chaussée jadis encombrée de carrosses, quelques véhicules aux maigres attelages se traînent seuls tout piteux à de rares époques de l’année, à côté de l’omnibus, qui accomplit le plus souvent dans une solitude complète son service quotidien.

La voiture roulait sur le pavé avec un fracas qui coupa court à toute conversation ; mais j’avais devant moi pour me distraire une curieuse page où m’apparaissait confusément l’expression du sentiment populaire dans ce pays livré si long-temps à l’anarchie : c’était une longue muraille dont la robe de plâtre, rayée, crayonnée, déchirée en tout sens, étalait un fouillis de croquis hiéroglyphiques ou impurs, des cris de partis et des inscriptions facétieuses pour ou contre Torrico, Lafuente, Vivanco et autres agitateurs ou prétendans au pouvoir suprême, toutes choses fort peu réjouissantes, tempérées heureusement par quelques banalités amoureuses et par certains noms de femmes comme la langue espagnole en sait créer. Nous laissâmes sur notre droite des enclos où l’arbre se courbait sous les fruits, où le limon étincelait dans le feuillage sombre, et où l’oranger semblait escalader les murs tout exprès