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sans cesse fatiguer nos oreilles. — Nous avions d’ailleurs à lutter de temps à autre contre un importun d’une autre espèce : c’était un chien chinois qu’un matelot qui faisait route vers Lima avait amené dans l’omnibus, et qui s’échappait sans cesse des mains de son maître pour venir mordiller nos vêtemens. Recouvert d’un pelage gris d’acier, brillant et ras comme celui d’une souris, porté sur quatre pattes fines ; raides, courtes et pointues comme des pieds de marmite, cet animal était le digne enfant d’un pays qui semble avoir le privilège de produire toutes les excentricités de la création.

L’omnibus roulait sur un sable gris comme de la cendre et semé de galets ; la voiture n’affrontait que trop bravement ces obstacles ; elle oscillait et se trémoussait de la façon la plus inquiétante, et à chaque nouveau cahot le chien poussait les plus désagréables gémissemens d’eunuque. Nous avions laissé sur la droite, à un quart de lieue de la ville, un cube en maçonnerie surmonté d’une croix en fer. Pendant la nuit désastreuse du 28 octobre 1746, un navire emporté par les flots fut, dit-on, déposé, sans avoir perdu son équipage, en cet endroit marqué depuis du signe de la rédemption. À gauche, nous apercevions les arbrisseaux qui bordent le Rimac et les terrains marécageux qui l’avoisinent. Toute cette première portion de la route est géométriquement divisée par des murs épais construits en tapias, — terre mélangée avec de la paille, et qui, séchée au soleil, garde la forme de la caisse où on l’a foulée. La hauteur de ces clôtures varie de un à deux mètres. Rien n’est triste et monotone comme ces délimitations de propriétés qui semblent les ruines de quelque vaste cité détruite par un cataclysme. Çà et là, dans ces enclos, apparaissent des buissons rechignés et poudreux ; le sol est à peine moucheté de plantes qui servent de pâture à quelques maigres taureaux. Sur la route, des ânes s’en vont par troupes au milieu d’un nuage, transportant à Lima, les uns des colis débarqués à Callao, les autres de la paille hachée menu, ou l’alfalfa (sorte de trèfle) renfermée dans des réseaux à larges mailles. Presque tous se traînent sous un trop lourd fardeau, et le bâton des arrieros est impuissant à hâter leur marche. De temps à autre, une de ces malheureuses bêtes tombe haletante sur le chemin, les coups ne lui arrachent pas une plainte, mais ne lui font point faire un pas ; ses bourreaux l’abandonnent alors aux arrieros des convois suivans, et ceux-ci recommencent la bastonnade jusqu’à ce que l’âne se décide à se relever ou à mourir. Les carcasses et les ossemens épars attestent que de nombreux retardataires ont servi de pâture aux oiseaux de proie.

Aucune brise ne tempérait l’accablante chaleur de la matinée, le ciel était bleu comme la mer, dont on voyait se dérouler à l’occident la nappe infinie tout émaillée de voiles blanches, qui, semblables à des mouettes, circulaient à travers les grands navires sombres et endormis. Enfin, près de nous et troublant seul de son cri funèbre le morne silence