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soir-là ni Sardonio, ni Mazzetto ne vinrent la voir. Elle fut charmante, je le trouve encore, et je sentais que Mévil, à qui de temps en temps je lançais des regards triomphans, en convenait au fond de lui. Elle ne parla ni politique ni philosophie, et ne chercha dans l’art rien de mystérieux, de symbolique, d’énigmatique. Ce fut une actrice enjouée, faisant les honneurs de son talent, de son esprit, de toutes ses graces, à des camarades qui lui plaisaient. Sur un regret que j’avais exprimé de ne pas lui avoir vu danser un certain pas espagnol qui avait été un de ses plus éclatans succès, la voilà qui prit des castagnettes, et, pendant qu’André tenait le piano, se livra tout à coup dans la chambre aux étincelans caprices d’une Esmeralda.

— Vous me rappelez, lui dis-je, la bohémienne de Notre-Dame, et le rôle de Pierre Gringoire que j’ai l’air en ce moment de jouer ne me suffit pas ; je me sens si transporté, que j’ai envie de faire la chèvre et de me mettre à sauter après vos castagnettes.

Cette bouffonnerie, que j’accompagnai en effet de quelques sauts au milieu de la chambre, la fit partir d’un franc éclat de rire.

— Voilà qui est convenu, dit-elle, je vous accepte pour ma chèvre, je vous mettrai un collier autour du cou…

— Et deux cornes dorées au front ! cria André du piano.

Là-dessus plaisanteries nouvelles.

— Je suis amoureux de la Cornélia, dis-je à André en rejoignant avec lui mon hôtel. J’en atteste les étoiles qui brillent dans ce sombre ciel, boutons dorés, comme dirait un poète romantique, d’un habit de Scaramouche, c’est la femme qui m’était destinée. Ses yeux sont d’un noir plein de passion et ses lèvres d’un rouge plein de gaieté. Que faut-il faire pour qu’elle m’aime ?

— C’est, repartit Mévil, ce que je vous dirai demain matin ; mais je vous conseille de vous calmer, car c’est terriblement ennuyeux ce qu’il faut faire aujourd’hui pour être aimé de la Cornélia.


II

— Figurez-vous, me disait le lendemain André Mévil, installé dans ma chambre de grand matin, que la Cornélia a dans ce moment-ci un caprice, c’est de n’avoir pour amant qu’un homme atteint mortellement par ses charmes. Sardonio et Mazzetto lui ont inspiré la pensée de se composer une sorte de chasteté fondée sur les excès mêmes de sa, vie passée. Sa manie est à présent d’être revenue, par des voies mystérieuses, à la virginale placidité de son enfance. Cependant, comme cet état sublime l’amuse peu, comme elle ne serait pas fâchée, de rompre avec son innocence philosophique, elle dit par instans qu’elle n’en a peut-être pas fini avec l’amour ; seulement elle veut que l’amour se