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d’un héros, celui du vainqueur de Rocroy et de Fribourg, de l’ardent et impétueux, duc d’Enghien, qui ne pouvait la quitter sans verser des larmes et sans s’évanouir. Sensible à une passion si vraie et qui promettait d’être si durable, mais la désarmant en quelque sorte par le charme d’une vertu modeste et sincère, elle a fait connaître à Condé, une fois du moins en sa vie, ce que c’était que l’amour véritable. Depuis, il n’a plus connu que l’enivrement passager des sens, surtout celui de la guerre, pour laquelle il était né, qui a été sa vraie passion, sa vraie maîtresse, son parti, son pays, son roi, le grand objet de toute sa vie, et tour à tour sa honte et sa gloire.

Cette charmante créature, qui pendant plusieurs années a été l’idole de Condé, est la jeune Mlle du Vigean. Sa destinée est si touchante, et elle est si intimement liée à celle de Mlle de Bourbon et de Mme de Longueville, qu’on nous pardonnera de nous y arrêter quelques momens.

Mlle du Vigean était la fille cadette de François Poussart de Fors, baron du Vigean, qui par lui-même était peu de chose[1], et d’Anne de Neubourg, qui fit une assez grande figure sous Louis XIII, grace à l’amitié de la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu. Admise dans le plus grand monde, les lettres et les poésies de Voiture témoignent qu’elle y tenait fort bien sa place[2]. Ces succès et la liaison qui en était la source ne pouvaient manquer de lui faire des envieux, et il se répandit sur elle et Mme d’Aiguillon des bruits divers, mais également fâcheux, dont on retrouve un écho non affaibli dans la chronique scandaleuse se de Tallemant et dans les chansons du temps[3]. Elle possédait à La Barre, près de Paris, au-dessus de Saint-Denis, une charmante maison de plaisance que Voiture a décrite, et où elle recevait magnifiquement la meilleure et la plus haute compagnie, jusqu’à Mme la Princesse et Mlle de Bourbon[4].

Mme du Vigean avait deux fils et deux filles. L’aîné des fils, le marquis de Fors, était un officier de la plus grande espérance qui fut tué à l’âge de vingt ans à ce siége d’Arras où le duc d’Enghien servait en volontaire. Il avait été fait deux fois prisonnier, mais il périt dans une

  1. On ne sait trop l’origine et l’histoire des du Vigean. Nous trouvons un Vigean protestant aux états-généraux en 1615, où il joue un certain rôle. Journal historique et Anecdotes de la cour de Paris, parmi les papiers manuscrits de Conrart ; in-4o, t. XI, p. 238,
  2. Lettre de Voiture à Mme du Vigean en lui envoyant une élégie qu’il avait faite et qu’elle lui avait demandée, t. Ier, p. 27. C’est aussi Mme du Vigean qu’il désigne sous le nom de la belle baronne dans deux couplets des pages 120 et 127 du t. II. Joignez-y des vers du Recueil de pièces galantes de madame la comtesse de la Suze et de Pélisson, t. Ier, p. 171 : « Vers irréguliers sur un petit sac brodé de la main de Mme du Plessis-Guénégaud et donné à Mme du Vigean. »
  3. Tallemant, t. II, p. 32. – Bibliothèque de l’Arsenal, Recueil de chansons historiques, t. Ier, p. 149.
  4. Œuvres, t. Ier, p. 20-25 ; lettre dixième au cardinal de La Valette.