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achevé la victoire. Lorsqu’au combat de la rue Saint-Antoine, échappé à grand’ peine du carnage, harassé de fatigue, défait, couvert de sang, il arriva l’épée encore à la main chez Mademoiselle, son premier cri fut avec un torrent de larmes : « Ah ! madame, vous voyez un homme qui a perdu tous ses amis ! » A Bruxelles, quand il négocia sa rentrée en France, il mit dans les conditions de son traité tous ceux qui l’avaient suivi. Après cela, il était prince, et se permettait tout en paroles. Il a fait des vers très spirituels, mais satiriques et quelque peu soldatesques. Il aima une fois, et à l’espagnole, selon toutes les règles de l’hôtel de Rambouillet. Tout à l’heure, nous ferons connaître l’objet de cette passion touchante qui honore à jamais le grand Condé ; mais nous pouvons dire d’avance que l’héroïne était digne du héros.

Représentez-vous ces deux jeunes gens, à l’hôtel de Rambouillet. Condé s’y amusait beaucoup et riait très volontiers avec Voiture et les beaux esprits à sa suite ; mais son homme était particulièrement Corneille. Celui-ci, qui était pauvre et aimait un peu l’argent, s’est plaint à Segrais, Normand comme lui[1], que le prince de Condé, qui professait tant d’admiration pour ses ouvrages, ne lui ait jamais fait de grandes largesses. Segrais ne savait donc pas que, jusqu’à la mort de son père en 1646, le duc d’Enghien n’avait rien que sa gloire, qu’il n’aurait pas pu donner la moindre pension, et quelle pension, je vous prie, eût valu Condé assistant à la première représentation de Cinna et laissant éclater ses sanglots à ces incomparables vers :

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie ?

Disons aussi en passant que ce même Condé, qui était admirateur enthousiaste de Corneille, devint l’ami de Bossuet, et défendit toujours Molière. Il avait pu voir Bossuet presque enfant commencer sa carrière de prédicateur à l’hôtel de Rambouillet ; il avait assisté, il avait pensé prendre part aux luttes brillantes de son doctorat ; il est mort entre ses bras, et il a trouvé en lui l’historien, je ne dis pas seulement le plus éloquent, mais le plus exact, le peintre le plus fidèle de Rocroy, surtout le plus digne interprète de ce grand cœur, immortel foyer du bien et du beau en tout genre.

Mlle de Bourbon devint bien vite un des plus brillans ornemens de l’hôtel de Rambouillet. Elle y rencontra la marquise de Sablé, belle encore, célèbre par son admiration pour les mœurs espagnoles et par ses amours avec Montmorency. Mme de Sablé guida les premiers pas de sa jeune amie, et vingt-cinq ans après elle la recueillit à ce commun rendez-vous des nobles cœurs désabusés, la religion ; mais Mlle de Bourbon était alors au matin de la vie, et, sans songer aux orages qui l’attendaient,

  1. Mémoires anecdotes, p. 103.