Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/104

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ferait trembler le pape, s’il pouvait seulement en avoir le soupçon. Mazzetto affirma que c’était une danse inspirée, vivifiée, illuminée par cet amour hardi où les sociétés nouvelles devaient trouver leur principe. « C’était la danse, s’écria-t-il, de l’amour démocratique, universel et régénérateur. » Ces éloges firent le malheur de la pauvre Cornélia Tulipani.

D’abord elle se mit à torturer tous les compositeurs de ballets. Elle déclara que tout libretto qui n’aurait pas une portée politique et même sociale n’obtiendrait jamais le concours de ses jambes. Renversant toutes les traditions des féeries qui font danser les princes et les princesses ensemble, elle voulut ne plus faire danser les princesses qu’avec des paysans ; puis ce fut sa danse même qu’on vit peu à peu s’altérer. Elle confessa sur le théâtre la foi des Sardonio et des Mazzetto par de si excentriques écarts, que tout le public fut confondu. Elle était devenue à la fois solennelle, ampoulée, énigmatique ; on recherchait cette passionnée Giselle qui ne pensait qu’à son amant, et on ne retrouvait que la prêtresse mystique d’une sorte de culte inconnu. Un soir, quelqu’un la siffla. Comme elle était aimée après tout, et comme ses récentes bizarreries lui avaient même créé d’ailleurs de nouveaux partisans, ce sifflet fut couvert par des salves de bravos emportés ; mais, dans le cœur de certains artistes, un seul sifflet fait une blessure que ne peut guérir aucun bravo. La Cornélia résolut de quitter le théâtre et de ne plus danser que pour ses amis. Elle venait de prendre cette résolution quand le hasard, en me la faisant connaître, m’initia, aux dépens de mon cœur, de mon bon sens, de mon repos, de ma fortune, aux plus étranges folies de notre temps : voici comment je fus pris par cette aventure.

J’ai toujours aimé Byron, je le confesse, et à présent encore, à la manœuvre, au pansage, je me redis souvent des vers du Corsaire. Il y a quelques années, j’étais entièrement affolé de Childe-Harold ; toutefois, je n’étais pas un Childe-Harold trop sombre. Mes accès de spleen ont de tout temps été éclairés par des accès de gaieté ; mais, triste ou gai, j’avais un continuel besoin de ne pas voir plus d’un mois les mêmes objets. À Paris, je changeais sans cesse de quartier, de société, de manière de vivre. Hors Paris, j’aurais voulu pouvoir à chaque minute changer de ville, de monde et de civilisation. Telle était ma situation d’esprit quand j’arrivai à Turin en 1847. J’y étais depuis deux jours, et l’ennui venait déjà de m’y atteindre d’une façon qui me semblait mortelle, quand je rencontrai à une table d’hôte André Mévil. Je ne connaissais d’André que ses tableaux, qui me plaisaient infiniment ; sa personne me fut plus sympathique encore que son talent : cependant, entre son talent et sa personne, il n’y avait pas le moindre rapport. André excelle à faire de si chastes anges, que les anges dont Mlle de Fauveau orne ses bénitiers semblent presque des