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De toutes nos facultés, l’esprit est celle qui se met le plus dans le commerce de la vie, mais qui laisse aussi le moins de trace. Une saillie, une répartie, ne se peuvent guère séparer de la manière dont elles sont dites. Les mots spirituels n’ont toute leur grace que dans la bouche d’un homme d’esprit. Il n’en est pas ainsi des mots partis du cœur et des grandes pensées. Comme ils viennent du fond même de la nature humaine, qui ne change point, ils ont des perspectives infinies, et durent autant que le cœur et la raison. Mais l’esprit se joue à la surface ; il brille et s’éteint en un moment. L’esprit est un improvisateur. L’effet d’une improvisation tient à mille choses qui, en disparaissant, emportent avec elles ce qui nous avait le plus charmés. Qu’est-ce, je vous prie, qu’une plaisanterie à deux siècles de distance ?

Mme de Sévigné, dans sa passion pour celui qui avait été un des maîtres de sa jeunesse, s’écrie : « Tant pis pour ceux qui ne l’entendent pas ! » Mais l’aimable marquise en parle bien à son aise ; elle avait une connaissance intime des mœurs, des choses, des hommes, des femmes, des aventures, des petits accidens auxquels se rapportent les vers et la prose de Voiture. Le neveu de celui-ci, Martin Pinchesne, qui, un an ou deux après la mort de son oncle, publia ses œuvres, eut la sottise ou l’honnêteté d’effacer les dates de ces badinages et les noms de la plupart des personnes qui les avaient fait naître, en sorte que déjà au XVIIe siècle ceux qui n’avaient pas été de la société même de Voiture auraient eu grand besoin d’un commentaire pour l’entendre. Tallemant avoue qu’il y a dans ses écrits bien des choses dont il n’a pu avoir l’éclaircissement. « Un jour, dit-il, si cela se peut sans offenser trop de gens, je les ferai imprimer avec des notes, et je mettrai au bout les autres pièces que j’aurai pu trouver de la société de l’hôtel de Rambouillet. »

En effet, pour bien goûter Voiture, il faudrait le voir en scène, il faut se le représenter sur le théâtre de ses succès de 1630 à 1648, avec ces jolies femmes qui demandaient à être amusées, parmi ces jeunes gentilshommes qui, dans l’intervalle des batailles, se complaisaient dans les jouissances les plus raffinées de l’esprit. Voiture régnait à l’hôtel de Rambouillet. Corneille, timide et fier, négligé et plein de lui-même, était assez mal à l’aise dans tout ce grand monde : il écoutait presque toujours en silence, et ne causait guère qu’avec Balzac, son concitoyen dans la république romaine ; mais Voiture était la gaieté, la vie, l’ame de la maison. Il était toujours en train ; sa verve inépuisable se mêlait à tout, animait tout, et tandis que Corneille mettait dans les plus légers badinages, parlât-il au nom de la tulipe, de l’immortelle et de la fleur d’oranger[1], une gravité, une vigueur dont il n’était pas maître, et dans les comédies mêmes qu’il voulait faire les plus divertissantes

  1. Dans la Guirlande de Julie.